Tunisie: Le mal-être des universitaires …. par Mohamed Elaroui

L’université tunisienne est touchée depuis un mois par un mouvement de grève administrative ouverte qui a empêché des dizaines de milliers d’étudiants de passer leurs examens semestriels. Les enseignants-chercheurs grévistes refusent de donner les sujets d’examen et d’encadrer les projets de fin d’études. Leurs revendications expriment un sentiment de mal-être et une profonde inquiétude concernant l’avenir de l’université publique. Un sentiment corroboré par plusieurs facteurs:

– l’exode, ces dernières années, de milliers d’enseignants universitaires,
– les centaines de milliers de diplômés du supérieur au chômage,
– le nombre croissant de nouveaux bacheliers qui optent pour les universités privées,
– l’état d’indigence matérielle de milliers de jeunes docteurs chômeurs.

Les réformes tant annoncées par le ministère semblent complètement en deçà des attentes des universitaires qui n’y voient qu’un nouveau rendez-vous raté. Ils trouvent sidérants le manque d’ambition et l’incapacité de ces futures réformes à cerner et analyser les vrais maux de leur université.

Qu’est-il ressorti des assises de la réforme du système de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique qui se sont tenues, sous l’égide du ministère, les 2 et 3 décembre 2017?

Quelques mesures concernant:

– l’augmentation des bourses et de l’aide sociale aux étudiants, des améliorations du système d’orientation, le retour du diplôme Bac+4,
– la création de pôles universitaires régionaux permettant de consolider les liens entre universités et régions,
– le lancement de financements publics compétitifs autour de thèmes de recherche prioritaires pour le pays,
– la création d’une haute instance pour la recherche scientifique à laquelle seront rattachés les centres de recherche universitaire.

Ces mesures qui semblent aller dans le bon sens n’ont pourtant pas trouvé d’échos auprès des enseignants-chercheurs. Ils n’y croient pas, n’y adhèrent pas, n’y étaient pas vraiment associés. Ils ont le sentiment que les maux qui rongent l’université publique n’ont pas du tout été abordés par ce projet de réforme. Les causes de leur mal-être n’y seraient pas traitées. Leur université publique ne serait pas mieux armée pour affronter la concurrence des universités privées et des succursales des universités étrangères à la gouvernance beaucoup plus efficace.

Des réformes de fond pourraient pourtant relancer cette université publique qui semble marquer le pas malgré quelques vraies success stories et niches d’excellence ici et là. Les laboratoires de recherche vivotent entre lourdeur bureaucratique et manque de moyens. Le statut de l’enseignant-chercheur est obsolète, le processus d’évaluation et les concours de passage de grades nécessitent une révision complète. Un jeune maître-assistant n’aura dans sa longue carrière que deux concours qui lui permettront de passer maître de conférences puis professeur. En dehors de ces deux concours il n’y a quasiment pas d’évaluation ni d’incitations (en dehors de considérations déontologico-intellectuelles) à produire du savoir, à publier, à innover pédagogiquement, à exceller, à participer à la vie et au rayonnement de l’université. Des échelons devraient être rajoutés au sein de chaque grade pour entretenir la motivation et rétribuer, par des jurys crédibles et compétents, les enseignants-chercheurs les plus actifs. L’excellence pédagogique, les efforts d’ouverture vers l’environnement, la participation à la vie de l’université, l’organisation d’évènements scientifiques seront autant valorisés que les publications.

Au niveau national, les compétences scientifiques sont mal évaluées, rarement exploitées et souvent non identifiées. Le ministère et les rectorats se contentant d’une gestion purement administrative sans aucune considération scientifique. La gestion de cet inestimable capital intellectuel de 12000 enseignants-chercheurs est d’une inefficacité déconcertante pour un pays qui a autant de défis à relever. Un jeune docteur recruté à l’université peut végéter pendant des dizaines d’années sans que quiconque ne s’en offusque. S’il assure ses heures de cours aucun directeur de recherche, chef de département ou responsable ressources humaines ne s’inquiètera de son évolution, de la valorisation de ses compétences, de son plan de carrière ou de ce qu’il peut apporter au pays. Sa curiosité scientifique, sa flamme intellectuelle, ses ambitions d’excellence académique ne résisteront souvent pas aux difficultés financières (les enseignants-chercheurs tunisiens sont les moins bien payés de la région, leurs collègues marocains perçoivent 2.5 à 3 fois plus). Au lieu de réfléchir, de publier, de créer, de contribuer à la renommée scientifique du pays, d’éveiller les étudiants, de susciter des vocations, d’organiser des conférences, de consolider ses réseaux scientifiques nationaux et internationaux, il se trouvera souvent obligé d’arrondir les fins de mois difficiles en cumulant les heures supérieures (mal payées par ailleurs) quand il ne se lancera pas dans des projets lucratifs extra-académiques et abandonnera toute activité scientifique.

Plusieurs établissements universitaires de l’intérieur du pays ont été créés à la hâte avec un taux d’encadrement anormalement bas. De jeunes enseignants-chercheurs, souvent inexpérimentés, y sont livrés à eux-mêmes. Entre l’absence de leadership scientifique, le manque de moyens et de traditions académiques, les longs trajets hebdomadaires et le niveau parfois désarmant de certains de leurs étudiants, ces jeunes chercheurs se perdent souvent dans ces déserts académiques. De nombreux établissements de l’intérieur végètent ainsi dans un état de délabrement scientifique inquiétant d’autant que plusieurs ont été habilités à délivrer des diplômes de Master et même de doctorat. L’institutionnalisation de relations de partenariat voire de parrainage entre ces jeunes établissements universitaires et des établissements de la même discipline aux traditions beaucoup plus ancrées permettrait de créer des réseaux académiques nationaux autour des grandes spécialités académiques. Ces réseaux nationaux universitaires apporteraient une synergie, une visibilité, une connexion qui manquent tant à une communauté scientifique disloquée composée de chercheurs éparpillés à travers tout le territoire. Tout le monde y gagnera à condition qu’on se décide à trouver la manière et à mettre les moyens.

Alors que partout au niveau international, le diplôme de doctorat est délivré par les universités (et non par les établissements) comportant des dizaines de professeurs de la spécialité, on a laissé chez nous se développer des formations doctorales rattachées non pas aux universités mais aux facultés et instituts qui n’ont parfois que trois ou quatre professeurs habilités. La qualité scientifique de certaines formations doctorales s’en est nettement affectée. Pour preuve ces milliers de docteurs chômeurs qui, vivant souvent de véritables drames sociaux, viennent jeter l’opprobre sur un système gravement atteint. Le coup de grâce fut donné par la décision du ministère de ne pas recruter de jeunes enseignants-chercheurs durant la période 2017-2020. Ce coup d’arrêt d’origine budgétaire a mis fin aux rêves de milliers d’étudiants de la filière recherche pour qui la carrière d’enseignant-chercheur représentait la quintessence de la réussite intellectuelle. Cet arrêt de recrutement de jeunes chercheurs pourrait mettre en péril les quelques cursus doctoraux qui, dans certaines niches scientifiques, ont fini par fonctionner à plein régime pour doter le pays de compétences scientifiques de niveau international. Peut-on se permettre de ne plus recruter pendant trois ans de jeunes enseignants-chercheurs dans des disciplines aussi porteuses que l’intelligence artificielle, les nanotechnologies, les biotechnologies ou les sciences cognitives…

Les enseignants-chercheurs attendent des réformes ambitieuses qui annoncent un nouveau cap, une nouvelle vision, une nouvelle université tunisienne. Des réformes qui remotivent les troupes, qui injectent un nouveau souffle, qui relancent cette dynamique intellectuelle séculaire qui a créé l’exception tunisienne. À soixante ans notre université a besoin d’une grande refonte qui la rehaussera aux ambitions des pionniers qui l’ont créée. Les grandes figures universitaires de la Tunisie d’aujourd’hui sont méconnues, inaudibles, marginalisées, ignorées par les décideurs et inconnues du grand public. Ne peuvent-elles rien apporter aux grands problèmes qui touchent leur propre secteur? Est-il aberrant de créer une commission où une douzaine de grands intellectuels de l’université tunisienne mettraient à profit leur érudition, leur expérience et leur aura pour rédiger un livre blanc comportant leurs analyses et propositions pour un enseignement supérieur et une recherche scientifique beaucoup plus performants. L’autorité de tutelle, après discussion avec les syndicats, pourrait ensuite faire les arbitrages appropriés.

La réforme tant attendue doit avant tout trouver l’élixir permettant d’impliquer, de motiver et de remobiliser les universitaires autour d’un projet d’excellence scientifique nationale. Si elle est sollicitée, l’université publique pourrait enfin jouer le rôle qui est naturellement le sien dans le lancement des indispensables mutations socio-économiques, dans le combat contre les fléaux de l’extrémisme, de l’inculture, du chômage des jeunes diplômés et des disparités régionales. Les universitaires pourront tant apporter au développement d’un projet national ambitieux permettant de revigorer l’exception tunisienne en réconciliant la jeunesse éduquée avec sa patrie. Les jeunes de la Démocratie pourront enfin ressentir vis-à-vis de la Tunisie le même optimisme, la même fierté et l’énorme espoir qui avaient conduit de jeunes tunisiens à relever brillamment les innombrables défis de l’Indépendance.

 

huffpost

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