La grève des enseignants : un mal pour un bien? .. Par Samar Miled

La grève des enseignants ne signe pas forcément la fin de l’enseignement public. J’aimerais croire que pour la plupart, elle est le signe d’un besoin urgent d’avancer. L’école publique traîne sur ses épaules de lourdes années de négligence: la dictature matérielle et intellectuelle l’ont anéantie, la privatisation du savoir a détruit la stabilité de sa « structure sociale ». Je ne sais pas pour le syndicat, mais pour les professeurs en tout cas, leur mouvement s’inscrit dans une volonté de reconstruire et non l’inverse. La grève est l’expression d’un ras le bol général, refoulé depuis plus de sept ans, refoulé? Non, excusez-moi, bien le contraire: crié sur les réseaux sociaux, pleuré après chaque crise cardiaque prématurée, vomis après chaque suicide juvénile.

La grève des enseignants est une forme de mini-révolution. Une révolution pour l’évolution, une révolte pour la renaissance d’une institution mise à mort depuis longtemps, une révolte pour l’éclosion des petits cerveaux de notre génération Y.

Comment voulez-vous forger les Startuppers de demain, à partir d’écoles qui leur donnent avant tout envie de les quitter ? Envie de se sauver ? Ils y passent quinze ans de leur vie, et ils marchent sur des braises jusqu’à l’université.

Ne me sortez pas l’excuse de « mon père était pauvre et il s’en est sorti ». Je lui suis reconnaissante à bien des égards à votre père, mais il est tout simplement inadmissible qu’en 2018, un enfant traverse des kilomètres à pied pour arriver à l’école, ou qu’un autre, habitant en plein centre de Tunis, aille à l’école pour en rentrer malade.

Comment voulez-vous que l’école publique puisse donner naissance aux « architectes » de demain, quand sa propre architecture menace tous les jours, de crouler sur les petites têtes de vos enfants ? Si vos enfants survivent aux intempéries et aux programmes scolaires qui prennent de l’âge, ils finiront soit « architectes » en Angleterre, soit poètes aigris et suicidaires à 32 ans.

Et puis, comment voulez-vous que vos enfants deviennent les architectes de demain, si leurs professeurs, fatigués, ou vieux, n’arrivent plus à les suivre individuellement, parce qu’ils ont une quarantaine d’enfants en classe, et qu’ils ne peuvent pas être les parents adoptifs de tous les élèves en même temps, équitablement et efficacement?

Les élèves sont pour les enseignants ce que l’ordinateur est pour le fonctionnaire public qui travaille huit heures par jour. La seule différence, c’est que les élèves, contrairement aux machines, sont turbulents, bavardent, se chamaillent et agressent. Et si le fonctionnaire public se permet de détester son écran, le professeur, par la nature interactive et humaine de son métier, se met à aimer ses élèves comme ses

propres enfants ; son cœur déborde d’amour, jusqu’à s’arrêter subitement, comme Molière sur son théâtre, l’enseignant sur son estrade.

Les professeurs s’insurgent parce qu’il est temps que le ministère cesse d’être une Image. Depuis la Révolution, les ministres se sont succédé, et aucun – hormis Neji Jelloul qui lui, – n’en avait fait qu’à sa tête – aucun n’a osé s’attaquer au pain sur la planche. Les ministres ont fait profil bas pour éviter le tumulte postrévolutionnaire, ce qui les a conduits droit dans le mur. Ils ont tous joué la carte des déficits budgétaires, et aucun n’a osé penser que l’impossible n’était pas Tunisien. Aucun ministre n’est véritablement sorti de « sa bulle », les professeurs sont donc sortis de leurs gonds.

La frustration du corps enseignant est donc justifiable, mais il est évident qu’elle cessera de l’être, si la grève ne cesse pas. Je pense en particulier aux élèves qui n’ont d’yeux que pour le bac depuis des mois. Ils sont arrivés au bout du tunnel après avoir marché sur les braises. Amis enseignants, vous n’avez pas le droit de les priver de la lumière, vous n’avez pas le droit de nous priver de nos youyous et de nos Aoueda estivales… C’est tout ce qui nous reste dans notre triste pays.

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