LA FIN DES COMMERÇANTS DE SIDI BOU SAID

On n’entend que le son de la radio provenant du café déserté. Les rideaux sont baissés, les chats déambulent parmi les silhouettes d’une poignée de vendeurs perdus dans le vide de leurs boutiques. Les traits tirés, les bras ballants, un sourire mécanique se dessine sur leur visage à la vue d’un potentiel client qui n’arrive pas.

Voici Omar, 39 ans, que je rencontre en premier. Il m’invite dans sa boutique, pour jeter un coup d’œil rapide. Pas la peine d’acheter, me dit-il. Omar a les yeux vifs et malicieux, un discours bien rodé et un gros ras le bol. Les larmes lui montent aux yeux en prononçant les mots « attentat, Sousse et terrorisme ». Il n’est devenu que le simple gardien de ses babioles ; quelques colliers et souvenirs.

Ça fait 25 ans que je travaille dans ce secteur. J’employais trois personnes. Je gagnais de l’argent grâce aux croisières. Les (touristes) européens venaient et payaient en Euros. On avait nos 300 /500 euros par jour. Aujourd’hui, je n’ai pas de quoi diner. Je marche vers chez moi sans savoir comment je vais me débrouiller… Dieu est bon et n’abandonne personne.
On fait le tour de l’endroit où se trouvent les échoppes. Des échoppes délivrées à l’époque de Ben Ali par la municipalité. Il y a 150 échoppes, 50 ont fermé, sachant que chacune d’entre elles employait deux à trois personnes, ce qui fait à peu prés plus de cent familles privées de revenus.

Je ne me suis pas marié. J’ai annulé par manque de moyens. 39 ans et célibataire, c’est plus insoutenable que la pauvreté. Ces deux-là, tout en indiquant deux échoppes fermées, ils ont pris le risque d’aller en Italie. Zomayti 27 ans et Mohamed, 29 ans. Aucune nouvelle d’eux. Espérons qu’ils ne soient pas morts. Certains ont pu se faufiler avec les réfugiés en Europe. Ils sont partis vers la Turquie, la Syrie puis l’Allemagne et l’Autriche… ah voilà Tijéni.

Tijéni a un pied bot mais n’a pas de béquilles. Portant un survêtement gris et un bonnet, il se dirige vers Omar et sans que j’insiste, il commence à raconter son histoire.
« J’ai travaillé dans ce secteur pendant plus de 20 ans. J’ai fermé mon échoppe, elle est vide. Maintenant, je suis gardien de parking. Voici ma carte d’handicapé numéro 116536262. J’habite à la zawouia de Sidi Bou Said. C’est l’association Basma qui nous y a logés, moi et ma femme. En voyant les premières images des attentats de Sousse, j’ai pleuré sans m’en rendre compte. J’avais compris que c’était le coup qui allait nous être fatal.»

Omar : « La situation de Tijéni est beaucoup plus alarmante que la mienne parce qu’il n’a pas de maison et qu’il est malade. Aux premières élections, des membres du parti Nahdha sont venus le chercher en voiture. Ils l’ont emmené prendre un café, l’ont convaincu de voter pour eux. Il y a cru. Ensuite, il a voté Nidaa parce qu’il y a cru aussi. Il n’y a pas un responsable à qui il ne s’est pas adressé pour sortir du gouffre. »

Tijéni : « Même Béji Caid Essebssi est venu. Tout le monde est venu. Le seul qui ne vient plus c’est Mohamed Ennaceur. Avant, son trajet quotidien. Il a peur qu’on l’embête avec nos problèmes. Que voulez-vous ? Tout change dans ce pays, même entre commerçants c’est tendu. Chacun fait ce qu’il peut.. »

Un homme descend de sa BMW immatriculée en Italie, bague en or au petit doigt, costume, cheveux gominés, lunettes fumées.

Omar : « Lui, c’est un ami qui vit en Suisse. Il vient nous donner de l’argent pour nous aider– sourire gêné- il y a des gens qui sont très généreux avec nous. »

Qui est cet homme, qui propose à Omar d’aller boire un verre dans un endroit huppé de Gammarth ? On ne le saura jamais. Tout comme on ne saura jamais qui est Omar, ce jeune homme qui cherche à se distinguer du rang des démunis mais avoue tout de même ne pas avoir de quoi manger. Il souligne sans cesse qu’il n’est pas comme eux. Eux, les pauvres du coin.
Nous allons chez Tijéni. Il grimpe la pente de Sidi Bou une énième fois en pestant, usé par le trajet. Puis l’escalier de la Zaouia. Des chats le suivent. Il ouvre une petite porte bleue au milieu de la cour. On découvre une chambre minuscule et à l’intérieur, Souad, sa femme.

Souad est née en 1984, à Kasserine. Elle n’a connu que la pauvreté. Cette pauvreté qui l’a dissuadée d’avoir des enfants. Comment les nourrir? Comment les loger et les éduquer?
Souad, c’est aussi un regard triste et des larmes prêtes à jaillir à tout moment.

“Ce qui me rend malade, c’est le manque d’espace, l’éttouffement. Je ne supporte plus ces murs. Je ne veux plus ranger cette chambre. Est-ce que on décore une prison ? Non.”

Sur les murs, des cadres avec le mot Allah sont accrochés ici et là. Le salut ultime en l’absence de solutions tangibles. Il ne reste qu’a souhaiter, prier.

“Tijéni vous a dit qu’il voulait partir en France clandestinement ? Vu son état, il risque de mourir . Et moi je ne veux pas le suivre, je ne veux pas mourir en mer et je ne veux pas qu’il m’abondonne ici. Qui va me protéger s’il part? J’essaye de le dissuader mais il ne veut rien entendre. Il dit qu’il n’est pas mieux que ceux qui sont morts et qui avaient toute la vie devant eux.”

Tijéni: “ Je le pense encore. Si je trouve comment, je pars. J’ai une cousine à Marseille qui pourra m’aider. ”

Souad l’interrompt: “L’avenir est sombre, certes, mais à deux il est plus supportable. On doit patienter, rester forts. On éttouffe mais on n’est pas morts non plus. Une maison, un travail, et c’est réglé. Je suis femme de ménage, mais souvent, il n’y a pas vraiment de travail. ”
Souad est désépérée malgré sa sagesse. Elle subit sa situation sans se révolter contre le courant de la vie qui l’emporte depuis son enfance. Tijéni se bat avec les moyens du bord: des papiers, des plaintes, des demandes au maire, des opinions politiques mal structurées, des accusations de et la nostalgie d’un commerce florescent.

Tout se mélange dans ce monde de commercants : politique, voyages clandestins, mensonges, discours rodés pour raconter son histoire et celle de Sidi Bou Said.

©Rym Haddad

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