Eviter le pire par un nouveau cadrage de l’initiative de « gouvernement d’Union Nationale »

une initiative intéressante mais un processus raté

 
 

 Par Mustapha K. Nabli

Ex gouverneur de la Banque Centrale

 

L’initiative du Président de la Républiquede gouvernement d’Union Nationale répond à des préoccupations largement partagées.C’est une initiative intéressante, qui devait être salutaire. Il fallait agir. La situation existante étant intenable : gouvernement ayant perdu le contrôle de la situation et la crédibilité, confusion dans le fonctionnement des institutions, Etat incapable de maintenir l’ordre et de protéger les institutions dans plusieurs cas, situation économique et sociale en détérioration rapide.

Le pays avait besoin d’un grand électrochoc. Tout le monde le réclamait. Malheureusement, après deux mois d’efforts les résultats sont décourageants, et ne sont pas à la hauteur des attentes.

On peut s’en rendre compte en examinantce qui a été dénommé la fin de la première étape du processus, c’est-à-dire le « Document de Carthage ». Ce document est sensé constituer le « programme » du prochain gouvernement. Mais à mon avis il n’en est rien. Il est facile de constater que ce document n’est qu’une liste de préoccupations, d’intentions, de souhaits, et d’aspirations. Il reconnait certes les grands problèmes et ce qui doit être réalisé, problèmes connus et soulevés par tout le monde depuis des années, mais il est presque totalement muet sur les choix et les moyens de les résoudre. Or « gouverner », c’est « choisir » et je ne vois pas de choix ! Ce document n’aidera d’aucune manière un prochain gouvernementà gouverner.

Ce qui a manqué le plus à ce processus c’est une clarté dans les objectifs et une transparence dans le processus.

Concernant les objectifs, est-ce qu’il s’agissait tout simplement de désigner un nouveau gouvernement ? Ou bien fallait-il changer de méthode de gouvernement ? Ou bien changer le contenu et l’action du gouvernement, c’est-à-dire ses priorités et ses politiques ?

Au fait, quel était le problème ou les problèmes à l’origine de la crise ? Est-ce la compétence du gouvernement, ou bien la relation de celui-ci avec les partis ? Ou bien des carences dans la communication par le gouvernement et son chef, comme certains avancent ? Ou bien plus généralement un problème de gouvernance, soit un système basé sur les partis et le parlement, mais qui ne fonctionne pas à cause de l’effondrement du parti qui a gagné les élections et n’est pas capable de gouverner ?

Aucune réponse à ces problématiques n’est évoquée dans le « Document de Carthage ». Cette carence est politiquement intentionnelle car elle permet aux partis au pouvoir de se dédouaner de toute responsabilité dans l’échec avoué du gouvernement Essid. Or, sans cette clarté sur l’origine des problèmes essentiels qui ont conduit à l’échec il est quasiment impossible de se fixer des objectifs clairs

Concernant le processus on a essayé de suivre celui qui a été utilisé en 2013, pour ne pas dire 1956. Mais il n’est pas totalement approprié car les problèmes de 2013 étaient bien cernés et identifiés. Ceux de 2016 ne le sont pas, et le processus qui a bien fonctionné en 2013 n’est plus nécessairement le plus approprié. Ceci a donné lieu à un processus ou chacun essaie de s’engager au minimum, donnant lieu à un semblant d’accord, motivé par l’appétit de certains pour le pouvoir, alors qu’il n’y a pas vraiment d’accord sur les questions fondamentales de gouvernement.

Une simple rotation de personnes et des chances de succès fortement réduites

Le grand risque est que ce processus ne débouche que sur une rotation de personnes, sans que rien ne change en termes de gouvernance et de capacité du gouvernement à traiter des questions difficiles. Les causes profondes de la crise n’étant pas résolues une nouvelle équipe, quelques soient ses capacités, affrontera les mêmes problèmes et est vouée à l’échec.

Ce que je trouve encore plus aberrant dans le processus actuel est qu’on prétend se mettre d’accord sur un « programme de gouvernement », ensuite adopter une configuration gouvernementale avec des pôles, et qu’il y a même des efforts pour choisir des membres du gouvernement, alors que le nouveau chef de gouvernement qui a la responsabilité de toutes ces tâches n’est pas connu. Comment peut-on parler de profil, ou de compétences, alors que le futur chef de gouvernement ne participe pas à ces choix et est ainsi dès le départ dépouillé de ses responsabilités et de de son rôle !

La chance qui reste à la Tunisie pour s’en sortir en minimisant les dégâts aura été perdue.

Une démarche différente est nécessaire

La démarche à suivre devrait être différente. A ce stade, ce qui est le plus crucial est de se mettre d’accord sur les méthodes et les processus qui sont à adopter et à mettre en œuvrepour fixer des objectifs clairs, faire les choix appropriés et les mettre en œuvre.

Je voudrais citer à titre d’exemple trois domaines qui nécessitent une telle clarification pour pouvoir avancer, mais il y en a beaucoup d’autres.

Prenons la question des nominations dans les hauts postes de la fonction publique, comme les gouverneurs, PDG d’entreprises publiques, hauts cadres de l’Administration, délégués etc… Nous savons que cela a été à l’origine de complications et de difficultés pour le gouvernement actuel. Comment faire en sorte que le nouveau gouvernement ne rencontre pas les mêmes difficultés et qu’il y ait un processus clair et des critères transparents pour faire de telles nominations. Est-ce que nous avons fait le choix d’une administration neutre, et que signifie cette neutralité en termes de nominations des hauts responsables ? Il est évident que cela n’a pas été le cas.

Un deuxième problème est celui de la lutte contre la corruption, contre la contrebande et les circuits mafieux. Cela met en cause des intérêts énormes, dont certains sont influents au sein des sphères du pouvoir. Le dialogue national doit donner les bases d’une action concertée et déterminée en la matière.

Un troisième problème est celui des finances publiques qui sont sous une pression énorme. Comment faire les choix difficiles en termes de dépenses, de recettes et d’endettement. Ce sont des questions difficiles, qui nécessitent une clarification de la manière dont ces choix doivent être faits pour recueillir le soutien des différents partis et organisations sociales. Cela n’a pas été le cas, et le Document de Carthage se limite à des actions ou plutôt des orientations générales en termes de fiscalité, qui sont insuffisantes !

Les finances publiques : la priorité la plus urgente

La question des finances publiques est la plus urgente, la plus grave et la plus préoccupante. La situation est très sérieuse et le présent gouvernement a manqué de perspicacité et de courage en manquant dedonner un vrai état des lieux et des risques. On a l’impression qu’il a fait la politique de l’autruche !

Je pense qu’une priorité des priorités du processus lancé pour former un nouveau gouvernement est de nommer un groupe d’experts indépendants pour faire cet état des lieux, un diagnostic sérieux clair et sans complaisance sur la situation des finances publiques. Aucun nouveau gouvernement de peut faire de programme ou s’engager sur des réalisations sans un tel état des lieux, des risques et des enjeux.

Je demande, plutôt je réclame, la mise en place urgente et sans délai d’un tel comité, que certains ont appelé « Blue Ribbon panel » pour réaliser cette tâche dans un délai limité de un mois ou deux au maximum.

Une initiative de la dernière chance, un nouveau cadrage

Je pense que l’initiative du gouvernement d’union nationale est peut-être une dernière chance pour le pays. La manière dont elle a évolué n’est pas encourageante. Nous sommes loin de l’électrochoc dont le pays a besoin pour réveiller l’enthousiasme et relancer l’espoir.

Nous devons éviter de continuer dans l’engrenage infernal dans lequel le pays d’est engagé où prédomine la défense coûte que coûte des intérêts partisans, de groupes sociaux particuliers, ou des groupes mafieux. Dans cette dynamique, tout le monde sera perdant, surtout le Tunisien moyen et le jeune qui a tant espéré de la Révolution.

Un nouveau cadrage de cette initiative est nécessaire d’urgence pour éviter le pire et ouvrir les portes de l’espoir.A défaut de ce recadrage,l’échec du nouveau gouvernement serait inévitable.

Les mêmes causes produisent les mêmes effets.

Les conséquences d’un tel échec sont graves. Si le recadrage de l’initiative ne se fait pas de manière à lui assurer les meilleures chances de succès, des élections anticipées pourraient s’imposer à nous. Mais il faut bien réaliser les dangers d’une telle solution dans le paysage politique actuel caractérisé par la domination d’un parti. Ceci sans parler des retombées économiques d’une aggravation de l’instabilité et des incertitudes politiques.

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