A l’occasion de la 64ième commémoration de la création de l’Armée Nationale :
Comment l’article 77 de la Constitution, réduit l’objet du concept de « Sécurité Nationale », à celui de « Défense Nationale » ?
La commémoration de la création de l’Armée, le 24 juin 1956, est l’occasion pour la Nation entière, d’exprimer ses hommages aux martyrs et blessés de l’Institution militaire et également de réitérer sa reconnaissance et sa haute considération à tous ceux qui ont contribué, au fil des années, à l’édification de cette Institution et pour les sacrifices qu’ils ont consentis pour la défense et l’indépendance de la Patrie.
Cet évènement, est aussi une grande occasion de réflexion, de réexamen de la situation géostratégique et sécuritaire dans la région, et d’actualisation des appréciations des menaces et risques au pays, et de là, de mise à jour des stratégies de Sécurité Nationale.
Et c’est dans ce cadre, que s’inscrit cette modeste contribution personnelle, portant sur l’objet du concept de »Sécurité Nationale » tel que défini par la constitution du 27 janvier 2014.
Tout le long de la campagne présidentielle de 2019, de nombreux candidats à la fonction suprême, se prévalant du concept de « Sécurité Nationale » » الأمن قومي« , l’un des principaux champs de compétences constitutionnelles du Président de la République, n’ont pas hésité à annoncer tout type de promesses, touchant pratiquement à tous les secteurs, ils donnaient l’impression de postuler, plutôt, pour la fonction du Chef du Gouvernement ! Les amalgames relevés à cette occasion quant au concept de « sécurité nationale », les répercussions de sa définition sur la délimitation des responsabilités constitutionnelles du Président de la République, justifient amplement l’examen approfondi du concept de « Sécurité Nationale« tel qu’évoqué dans la Constitution. Etonnement, celle-ci, dans son article 77 réduit l’objet du concept de « Sécurité Nationale » à celui de « Défense Nationale« .
Mais avant de poursuivre sur le fond même de cette problématique, rappelons la naissance et le développement du concept même de « Sécurité Nationale » de par le monde et en Tunisie plus particulièrement.
De la « Défense » à la « Sécurité » Nationale
Le concept de sécurité nationale est relativement récent, ses origines remontent à la fin de la deuxième guerre mondiale aux Etats–Unis, quand il fût explicité dans le « National Security Strategy Act » publié par le Président Truman, un 26 juin 1947. Et c’est particulièrement après la fin de la guerre froide, que ce concept fût largement adopté dans le monde. Depuis, de nombreux Etats publient, au plus haut niveau de l’exécutif, des documents énonçant les grands choix et axes de leur Politique de Sécurité Nationale, par exemple dans des »Livre blanc de Politique de Sécurité Nationale » en France, en Allemagne, en Belgique et autres pays et des « Stratégie de Sécurité Nationale », entre autres, aux USA, en Australie et au Japon. Et vu son champ trans–départemental, de nombreux pays ont confié ce dossier à un organisme ad-hoc, » un Conseil de Sécurité Nationale », présidé par le chef de l’exécutif.
En Tunisie, c’est en 1988 que fut créé le 1ier « Conseil National de Sécurité« (Décret Nr 88-251 du 26 /2/1988). Là, force est de constater que c’est le Conseil qui a été qualifié de « national « et non la « Sécurité« même, alors que vu ses attributions, il s’agit bien du Conseil de Sécurité nationale et il faudra attendre 2017 pour voir remplacer cette structure par un « Conseil de Sécurité Nationale« . Etrangement, quoique chargée de traiter essentiellement de sécurité, au sens large du terme, cette nouvelle structure ne compte parmi ses membres permanents, aucun cadre en uniforme des institutions militaire ou sécuritaire (Décret gouvernemental Nr 2017-70 du 19/1/2017). Faut-il aussi souligner, la part d’ambiguïté supplémentaire ajoutée au concept de « Sécurité Nationale« dans les textes officiels en langue arabe, par la traduction de l’adjectif « national« par « quawmi - « قومي et non « watani – « وطني, alors que c’est bien de « watani « qu’il s’agit.
Sur le fond, traditionnellement, la Sécurité d’un pays, se limitait presque au concept de « défense nationale », qui a toujours embrassé la défense du territoire, la protection de la population et celle des institutions de l’Etat, bref il s’agissait de faire face aux menaces et risques de types militaires et sécuritaires, extérieurs et intérieurs, qui relevaient donc presque exclusivement des Départements de la Défense et de l’Intérieur. Avec le développement de la nature de la guerre pour devenir « totale », visant tous les facteurs de puissance de l’ennemi, la défense de son coté, profite de toutes les ressources, disponibles dans le pays, diplomatiques, économiques, scientifiques, humaines, matérielles et autres que militaires, et depuis on fait recours au concept de « Défense Globale ». Seulement, avec l’avènement de la mondialisation et l’imbrication accrue des relations et intérêts des états dans le monde, mondialisation fortement accentuée par le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC), le tout marqué par la fin de la bipolarité, et surtout par l’apparition de nouvelles formes de menaces et risques transfrontaliers, terrorisme, crime organisé, guerre cybernétique et très récemment le Covid-19, le champ de la Sécurité des Etats s’est nettement élargi pour couvrir de nombreux nouveaux secteurs non exclusivement sécuritaires, au sens traditionnel du terme. En effet de nos jours, la « Sécurité Nationale » embrasse, outre les questions de Défense Nationale et de Sécurité Intérieure, tout ce qui pourrait porter atteinte à la vie « normale » de la nation et/ou menacer ses intérêts vitaux. Ainsi, l’objet de la Sécurité Nationale, peut varier d’un pays à un autre, aussi, pour un même pays, l’objet de ce concept peut évoluer d’une époque à l’autre de son histoire, et ce en fonction de l’évolution de son environnement géostratégique et sécuritaire, de la disponibilité de ressources naturelles pour satisfaire ses besoins vitaux, de son niveau de développement scientifique et technologique, économique, agricole, ainsi que de tout autre secteur considéré vital à la nation. Pour un pays non producteur d’hydrocarbures par exemple, assurer la pérennité de son ravitaillement en produits énergétiques relèverait, presque certainement, de sa Sécurité Nationale et cesserait de l’être, une fois ces besoins sont satisfaits grâce à la découverte d’importants gisements de pétrole et/ou gaz dans son sous-sol, ou la maitrise de nouvelles alternatives énergétiques. En outre, la nature de la problématique en question est un deuxième critère qui en fait ou non une question de Sécurité Nationale, et pas seulement son importance. En effet, il y a lieu de distinguer entre une problématique menaçant la vie de la Nation, relevant donc du champ de la sécurité nationale, et une question qui, nonobstant son importance, elle n‘est source, ni de menace ni de risque à la nation, ainsi, elle ne relève pas de la « Sécurité Nationale » du pays.
Ainsi pratiquement, peuvent être considérés relevant du champ de la Sécurité Nationale d’un pays :
- La défense de son intégrité territoriale ;
- La sécurité intérieure en termes de protection des institutions du pays, de la population, des biens publics et privés et de maintien de l’ordre public ;
- la protection des intérêts vitaux de la nation ;
- Et aussi, tout ce qui menace ou met à risque la vie normale de l’ensemble de la nation et ce, quelque soit sa nature.
Faut-il préciser que les deux premières composantes de la Sécurité Nationale ci-dessus énumérées, défense du territoire et sécurité intérieure, sont permanentes et communes à tous les pays. En revanche, les deux dernières, sont évolutives dans le temps, d’un pays à un autre et dépendent de nombreux facteurs, dont la situation géostratégique et sécuritaire propre au pays en question, de ses objectifs et de ce qu’il considère « intérêts vitaux », donc à défendre résolument.
En d’autres termes, les politiques de Sécurité Nationale ont pour finalité, de faire face aux menaces et risques au territoire, à la population, aux institutions de l’Etat et aussi au fonctionnement de la vie normale de la nation et à ses intérêts vitaux. Ainsi, ce n’est certainement pas seule l’importance d’un dossier quelconque qui en fait un de Sécurité Nationale, donc à traiter par l’instance appropriée, le Conseil de Sécurité Nationale (CSN), mais ce sont plutôt les menaces et risques qu’encourt le pays, la pandémie du Covid-19 en est un exemple type. Vouloir étendre le champ de la Sécurité Nationale à toute problématique, juste pour son importance, donc à traiter par le CSN, est à mon avis, une aberration, une extrapolation injustifiée et même contreproductive, car dans ce cas, le CSN se verrait confier tous les dossiers nationaux importants, et se transformerait en un gouvernement parallèle ! En Tunisie, l’importance et l’urgence de réformer le secteur de l’Education par exemple, à eux seuls, n’en font pas aujourd’hui un dossier de Sécurité Nationale. Par contre, compte tenu de ses retombées hautement néfastes sur les activités économiques et sociales dans le pays, une rupture ou juste le risque de rupture prolongée à l’échelle nationale, de ravitaillement en hydrocarbures, relèverait inévitablement de la Sécurité Nationale et reviendrait au CSN de se l’approprier et tracer la politique générale pour y faire face. Par ailleurs, ce sont l’ampleur, la sensibilité et le caractère multisectoriel du champ de la Sécurité Nationale, qui justifie le siège au Conseil de Sécurité Nationale, des plus hautes autorités du pays, les Présidents de la République, du Gouvernement et de l’ARP, ainsi que les nombreux Chefs de Départements et, au besoin, des experts en la matière.
En conclusion de cette première partie, il est important de souligner que le concept de sécurité nationale, encore relativement vague et toujours sans définition unique univoquement admise, serait appréhendé plutôt par son objet. En voici une tentative personnelle :
Un dossier ou une problématique quelconque, n’est considéré relevant de la Sécurité Nationale du pays, qu’à condition de :
- Représenter une menace à l’intégrité territoriale du pays et/ou à la sécurité de la population, au fonctionnement des institutions du pays et à la vie normale de la nation ;
- Comporter des risques aux intérêts vitaux du pays ;
- Être d’une ampleur, une étendue nationale.
Evidemment, tout reste question d’appréciation et de perception avec une vision bien anticipative des menaces et risques encourus, ainsi que de l’ampleur de ces derniers. Aussi, la pertinence et l’efficacité d’une Stratégie de Sécurité Nationale restent liées à sa capacité d’anticipation des menaces et risques, ce qui permet l’élaboration de stratégies et réponses adéquates et efficaces.
Le concept de « Sécurité Nationale«
dans la Constitution tunisienne ?
Définir l’objet du concept de « Sécurité Nationale« est non seulement important, mais reste indispensable à la délimitation du champ des attributions du Président de la République, objet entre autres, de l’article 77 de la Constitution. En effet, ledit article stipule que : » Le Président de la République représente l’État. Il lui appartient de déterminer les politiques générales dans les domaines de la défense, des relations étrangères et de la sécurité nationale relative à la protection de l’État et du territoire national des menaces intérieures et extérieures, et ce, après consultation du Chef du Gouvernement. »
L’examen de cet article (77), de lourdes conséquences, soulève d’importants questionnements surtout quant aux fond et limites attribués à l’objet du concept de « Sécurité Nationale« :
- D’abord étonnement, la « défense » comme les « relations étrangères » sont citées au même niveau que la « Sécurité Nationale » et distinctement de celle-ci, comme si les deux premières, « défense et relations étrangères », ne font pas partie intégrante de la troisième, la Sécurité Nationale, et constitueraient donc des domaines bien séparés de celle-là, alors qu’il est communément admis, que la Sécurité Nationale inclut bien et en premier lieu, les champs de la défense et des relations étrangères. Est-il concevable de traiter de Sécurité Nationale sans qu’il s’agisse d’abord de Défense et de Relations étrangères dans leur volet sécuritaire ? ;
- 2. L’objet de « La Sécurité Nationale », dans cet article de la Constitution, se trouve étrangement limité à « la protection de l’Etat et du territoire national des menaces intérieures et extérieures », alors que :
2.1. « la protection de l’Etat et du territoire national des menaces intérieures et extérieures » n’est rien d’autre que le domaine et l’objet même de « la défense nationale« déjà citée au début de l’article en question. Ainsi, la deuxième partie de l’article, « … et de la sécurité nationale relative à la protection de l’État et du territoire national des menaces intérieures et extérieures », voulant préciser davantage l’objet de la Sécurité Nationale, elle a limité son champ à « la défense et relations étrangères » qui couvrent, au fait, le domaine de la « Politique de Défense Nationale » sans plus. Et là, il y a lieu de se demander si la volonté réelle des Constituants, était bien de réduire le champ de la Sécurité Nationale exclusivement à celui de la Défense Nationale, j’en doute très fortement.
2.2. En général, et comme ci-haut étayé, le concept de « Sécurité Nationale » couvre, à quelques spécificités près d’un pays à l’autre, outre la défense du pays contre les menaces extérieures et intérieures, de nombreux autres secteurs de nature non nécessairement militaire et sécuritaire, mais peuvent être d’ordre économique, énergétique, environnemental, sociétal, sanitaire, technologique, cybernétique ou autres, tant que la problématique en question risque de porter atteinte à la vie normale de la nation et/ou à ses intérêts vitaux. En revanche, l’article 77 stipule que « … et de la sécurité nationale relative à la protection de l’État et du territoire national des menaces intérieures et extérieures … », excluant de la sorte, du champ de la sécurité nationale tout autre secteur que « la protection de l’État et du territoire national des menaces intérieures et extérieures », en d’autres termes la limitant exclusivement au champ de la défense nationale. Ceci, est non seulement inexplicable et soulève de vrais questionnements quant au sens limitatif attribué par les Constituants au concept de « Sécurité Nationale« en Tunisie, mais pose de sérieux problèmes quant à la délimitation précise des prérogatives du Président de la République, prérogatives que de nombreux candidats à la présidentielle, usant du concept de Sécurité Nationale, avaient considérées très larges et même illimitées pour certains.
En conclusion, partant du constat que le concept de « Sécurité Nationale » est beaucoup plus large que celui de « Défense Nationale » et « Relations Extérieures » et inclut d’autres secteurs non militaires et sécuritaires au sens traditionnel du terme, on note que l’article 77 de la Constitution vient limiter ce même concept, à celui de la « Défense nationale et relations étrangères », ce qui est source de sérieux problèmes, d’abord conceptuels et de terminologie, ensuite d’ordre pratique en rapport direct avec la délimitation des prérogatives du Président de la République en la matière. A mon avis, ce sérieux problème de fond, la définition de l’objet du concept de « Sécurité Nationale « , nécessite clarification, celle–ci passe par la reformulation de l’article (77) de la Constitution. A titre de contribution personnelle, en voici, une proposition de reformulation dudit article : « Le Président de la République représente l’État. Il lui incombe de déterminer les politiques générales dans les domaines de la sécurité nationale dont, la défense nationale, la sécurité intérieure, les relations étrangères et tout autre domaine pouvant mettre à risque la vie normale de la nation et ses intérêts vitaux, et ce, en consultation avec le Chef du Gouvernement. »
Sans la révision de cet article, le Président de la République, devrait selon la Constitution, se limiter à définir la Politique générale de Défense et celle des Relations Etrangères, sans plus. Toujours selon cet article 77, dans sa version actuelle, le dossier Covid–19, par exemple, ne relève pas du tout des attributions de M. le Président de la République et n’a pas à s’en occuper !
– Que Dieu garde la Tunisie –
Gl (r) Mohamed Meddeb
(Armée Nationale)