Carthage et l’européocentrisme … Par Donia ARDHAOUI

Carthage, 1952. Par une chaude journée d’été, Pierre Cintas foule avec émotion les dalles poussiéreuses d’une ville antique. Cité prometteuse, dont les pierres chaudes semblaient attendre les visiteurs, regardant silencieusement les deux hommes s’avancer avec émotion à l’intérieur de ses murailles endormies. Un vent que les historiens ont qualifié d’hasardeux avait poussé les deux archéologues français à explorer ce petit bout de monde oublié. L’aventure ne fait que commencer, la légende sur le point d’être ressuscitée… L’excitation de la certitude d’une trouvaille primordiale les envahi et les pousse à pénétrer encore plus loin dans les vestiges inconnus. Le temps s’est arrêté, semblant les observer. Leurs yeux balayent avec respect le tracé d’un lieu qui a vécu ses plus belles histoires, dont les secrets gisent en silence sous la terre. Au loin, une falaise, un temple, des maisons, des lieux de vie enfouis. Oubliés, ils ont lutté durant tant de siècles, résistant à toutes les intempéries, se couchant chaque soir sous la seule contemplation des étoiles, dans l’attente de ce rendez-vous qui la dévoilera et lui redonnera un souffle nouveau.

Cité orpheline, elle garde les secrets de ceux qui l’ont habitée dans l’intimité de ses murs depuis des millénaires. Qui étaient tous ces hommes, toutes ces femmes, et tous leurs enfants qui ont autrefois foulé ce sol abandonné? Ceux-là même qui ont ri et pleuré à grands éclats sur ces pierres endormies? Quels ont été leurs rêves, leurs espoirs, leurs angoisses, que ce même vent soulève et remue chaque fois qu’il joue dans la poussière de leurs âmes… Il existe un langage que seuls les éléments de la nature peuvent comprendre; mais l’homme moderne ne cherche que des preuves scientifiques. Ressentir une émotion dans une pierre, écouter les chuchotements de son âme, frissonner aux murmures des vagues, ne peut en aucun cas être la révélation incontestée d’une vie. Et pourtant c’est bien l’intuition qui a conduit Pierre Cintas et Charles Saumagne vers ce lieu désert.

Cité sans nom, tu en porteras pourtant un. Kerkouane, tu seras celle qui apparaît sous d’autres appellations dans l’Histoire par nos ancêtres. On te verra citée dans les récits antiques, sans que l’on sache qu’il s’agit de toi, en passant à côté de tes légendes. Et tous ceux qui t’ont animée continueront à faire vivre le mystère, que pourtant le sort à épargné. Kerkouane a traversé le temps et vaincu Rome, qui en décidant de ne pas la reconstruire, lui a offert l’éternité. Détruite, abandonnée, elle demeure unique, puisque son architecture n’a pas goûté au métissage qui lui aurait fait perdre son authenticité punique. Elle demeure aujourd’hui, grâce à ses blessures, la seule à pouvoir rétablir la légende. Exceptionnelle, ses trésors restent pourtant ignorés, sous la terre désolée.

Tant de saisons ont veillé en silence sur les secrets de nos ancêtres. Cintas a fait parler les pierres en déchiffrant les amulettes, et en consultant la céramique. Après son départ, au lendemain de l’indépendance de la Tunisie, le sort s’est encore acharné sur elle. Avec lui, les cadres scientifiques l’ont quittée, ne laissant sur place que des ouvriers non qualifiés, qui l’ont mise à jour, sans la comprendre. Avec Cintas, les documents de ses premières découvertes ont disparu. Subissant le même sort que les trésors d’Egypte, ces vestiges dorment aujourd’hui sur le continent d’en face. Dans ses lettres, des pièces inestimables ont été griffonnées, recensées, et se sont envolées. J’ai cherché en vain des articles, des publications qui n’apparaissent plus sur le web, et mes questions restent encore sans réponse chaque fois que je tente d’interroger l’Ecole de Rome, où les précieux documents sont enfermés. Quand pourrons-nous consulter les résultats de ces recherches? Quand pourrons-nous récupérer l’héritage que l’archéologue voulait nous transmettre à travers ses fouilles? Pourquoi tant de décennies se sont-elles écoulées tandis que notre bien demeure loin de nos rives? L’enquête révèle plusieurs points simples, une vérité évidente que vous semblez nier : l’européocentrisme ne peut réécrire l’Histoire. La suprématie occidentale, et romaine à Carthage défendue par Picard, que refusait déjà Pierre Cintas dans une de ses lettres rédigée le 16 septembre 1954 à J. Roche. L’Afrique recèle de trésors dont nous nous faisons dépouiller, nous-mêmes, par notre négligence et notre ignorance ! Déjà à cette époque, son instinct lui soufflait la certitude que seuls les moyens que nous accorderons à démontrer le contraire pourront l’attester, et nous sauver.

Carthage fut autrefois abandonnée et détruite à cause d’un faux jugement de la part des siens. La trahison de ses habitants, qui en refusant de porter secours à Hannibal, si proche de la victoire, lui ont donné le dernier coup de grâce qui lui fit perdre la bataille qui changea à jamais le cours de l’Histoire. Mais rien ne change aujourd’hui. Ensevelie, elle est même oubliée. Mais fidèle à son amour perdu, Carthage sait que certains rendez-vous ne peuvent être évités. Sa patience, son obstination à scruter l’horizon à travers ses larmes, en attendant le retour d’une autre reine, qui en débarquant d’une côté étrangère lui redonnera la vie. Et elle a raison. Les fouilles récentes du Tophet de Salambô le prouvent encore, sa terre regorge d’un passé qui, une fois exploité, changera la donne d’un pays qui semble économiquement condamné, à vivre de nouvelles ressources culturelles indignement méprisées. Si les nouvelles découvertes feront rejaillir des noms, des légendes et des dieux oubliés, les relevés archéologiques, retraçant des empreintes punico-phéniciennes jusqu’à Tyr, et, de là, jusqu’aux sources communes d’une famille plus ancienne, feraient prendre conscience aux hommes de leur origine commune, dans un présent où ils ne désirent que s’entre-tuer et accentuer leurs différences. Partant de là, tant de projets, de rêves, peuvent naître pour redonner l’espoir d’un destin exceptionnel, intelligemment réfléchi, et réalisé avec passion, à tous les amoureux de notre beau pays, d’où que l’on soit dans le monde !

Ce message vous semble être une bouteille jetée à la mer? Peut-être pas, car il concerne tous ceux qui le liront. Il est des destins, des rencontres, qui ne peuvent échapper à certains miracles. La Tunisie est bien placée pour le savoir et vous en faites aujourd’hui tous partie, quelle que soit la réponse que vous accorderez à la question suivante : Tounis, te détourneras-tu toi aussi ?

Je garde l’espoir qu’un jour, en retournant étudier dans les plus grandes universités d’Histoire de France, où de n’importe où dans le monde, où plusieurs grandes civilisations sont enseignées avec fierté, que Carthage soit elle aussi inscrite à part entière dans les programmes. Survolée trop rapidement, son Histoire en est réduite aux quelques guerres qui l’ont fait connaître. Mais comme pour Pierre Cintas et tous ceux qui s’entêtent à vouloir la sauver, telle que la brillante équipe d’UTICA, en faisant d’elle le centre de mes recherches, mon instinct me certifie de poursuivre ce rêve. C’est une promesse : Carthage renaîtra de ses cendres !

Donia ARDHAOUI

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