Alyssa et Carthage sous les ordures Par Donia Ardhaoui

Carthage, glorieuse cité antique. Merveilleuse Histoire que celle de cette petite cité, devenue princesse de la Méditerranée pendant l’Antiquité. Découverte et choyée par Alyssa, une reine phénicienne venue d’un lointain continent pour en faire son nouveau royaume, Carthage a fait parler d’elle par-delà ses frontières pour les remarquables talents de ses commerçants et stratèges militaires. Sa puissance fut telle que, malgré les échecs des batailles puniques, elle se releva et s’imposa à chaque fois de nouveau face à Rome pour l’hégémonie du bassin méditerranéen. Prisée depuis par de nombreuses civilisations, Carthage regorge aujourd’hui encore de trésors de toutes sortes. Des thermes romaines, la Basilique byzantine Majorum, les forteresses ottomanes, à sa synagogue, le passage de tous ceux qui l’ont aimée est encore gravé dans ses pierres.
  Le prestige de Carthage est donc connu de tous, dans le monde entier. De tous, sauf des Tunisiens. Noyée sous les détritus de ses enfants, Alyssa gît. De ses combats et de son amour pour la survie de la cité qu’elle a chérie et pour qui elle a consacré sa destinée, nous ne savons pas grand chose. Certains échos lointains de quelques ennemis grecs ou romains nous en font une brève idée, difficiles à contester ou à approuver. Médisant sur ses institutions et ses lois qui nous sont quasi inconnues, ces quelques fragments littéraires constituent une des rares sources de notre glorieux passé. Blessée par les calomnieuses condamnations d’un Flaubert qui dépeignit sans preuves incontestables des cérémonies de sacrifices d’enfants dans son Salammbô, devenu depuis sa parution en 1862 l’anthologie de plusieurs autres œuvres tout aussi cruelles, notre pauvre Carthage est livrée à elle-même, et ne peut que souffrir en silence face aux accusations de barbarie et de cruauté que décrit Jacques Martin dans L’île maudite, en 1957, et qu’il récidive en 1977 dans Le spectre de Carthage, dégradant ainsi sa réputation au mépris et à l’horreur.
  Notre identité, Hannibal Barca a voulu nous la transmettre, en la construisant au prix du salut de son âme. Mais quel honneur ont réservé les Tunisiens à cet héritage ? Et surtout, quel avenir ? La fierté n’a coulé ni dans nos veines ni dans nos esprits si l’on constate la valeur accordée au prix des vies de nos aïeules… Jonchant sous les ordures, notre gloire agonise depuis des millénaires. Si nous n’avions auparavant pas les moyens techniques de déterrer notre immortalité, nous pourrions dormir en paix. Quand Rome, la Grèce, l’Egypte et d’autres civilisations plus ou moins aussi célèbres que la nôtre ont précieusement préservé autant qu’ils le pouvaient chaque goutte du sang de leurs héros passés,  les Tunisiens se sont fait les bourreaux de leur propre destinée. Et Alyssa et Hannibal, coiffés de leurs lauriers d’ordures, continuent à hanter les vestiges de leurs âmes souillées.
  Carthage la belle, la vaniteuse, n’est plus. Non seulement notre Histoire est enfouie bien en profondeur sous nos pieds, mais elle a peu de chance de rejaillir un jour de ses entrailles. En bâtissant villas, commerces et parkings sur notre mémoire, nous avons non seulement condamné les couloirs de notre Passé, mais nous avons également scellé toutes les portes qui pourraient nous assurer une voie de sortie vers un avenir plus glorieux. 
 Car le rendez-vous avec nos ancêtres pourrait bien avoir lieu, si nous le voulions vraiment. Non en attendant que des archéologues étrangers viennent encore nous faire la leçon sur la splendeur de nos sites, ni grâce à quelques découvertes hasardeuses dues à la bonne (ou mauvaise étoile) de chantiers de rénovations, comme ceux de l’ancienne Pupput, Hammamet, ou encore ceux des travaux de terrassement de la région de Ksar Oun, qui ont mis à jour des vestiges de céramique et de peinture en gypse du I°siècle av. J-C., découverts alors qu’une école de la région tentait de planter des arbres dans la cour, mais en reprenant de nous-mêmes le flambeau, et avec nos propres moyens. Aussi maigres soient-ils. 
  Comment une nation qui a opté pour le tourisme comme voie de développement lors de sa toute nouvelle indépendance peut-elle se contenter du fait que les dernières fouilles sérieuses entreprises datent des années 1970… ? Beaucoup d’entre vous n’étaient même pas nés ! Et que la grande majorité des pièces de collections que nous exposons si fièrement dans nos musées, comme celui du Bardo (une fierté nationale) soient issues d’entreprises archéologiques françaises depuis les années 1920, suite à la découverte du site du Tophet. La zone Tunis-Carthage fut alors déclarée comme zone prioritaire par l’UNESCO, et l’archéologie nationale ne disposant pas de ressources suffisantes, des appels de campagne internationale ont été lancées dans les années 1970. Les réponses ne se firent pas attendre et la concurrence fut très rude, notamment entre les Français et les Américains. Certains étaient présents sur le terrain depuis le début du siècle, et pendant que le comte Khun Byron de Porock, un aventurier américain faisait l’acquisition d’un terrain sur le site du Tophet en 1923 pour y entreprendre ses propres investigations, nous, Tunisiens, dansons aujourd’hui sur les tombes de nos aïeules lors de concerts ou de festivals. Et pendant que Pierre Cintas, membre de la mission archéologique française en Tunisie, fouillait et découvrait les années 1940 les sites de Kerkouane, Salammbô, Utique (Bizerte) et Hadrumète (Sousse) et quittait la Tunisie en 1961 en emportant avec lui l’essentiel de la documentation de ses fouilles, nous, Tunisiens, continuons à pique-niquer sur nos vestiges, laissant glibettes et canettes de soda derrière nous, comme seules traces de notre intérêt pour notre propre culture. Et sur le long dédale de l’ignorance, les pavés continuent chaque jour à s’empiler…
  Bien sûr, il y eu quelques entreprises de fouilles en Tunisie. Une équipe d’archéologues tunisiens et britanniques a mis à jour un site datant de l’époque atérienne (de 80 000 à 100 000 av. J-C) à Nefta en 2016, et sur la plage de Rkhama, Gabès, en 2012, des pièces de monnaie, des ustensiles de cuisine ou de chasse de l’époque romaine ont été trouvés, nous prouvant ainsi à quel point notre pays regorgeait de richesses insoupçonnées et d’époques très variées. Mais combien d’autres trésors cachés continuent à dormir sous nos pieds ? Et nous a ignorer notre véritable identité ? La récente découverte de Skanès (Monastir) n’en est qu’une preuve de plus, résonnant comme un appel lointain de Alyssa : «  Fouillez dans mes entrailles, et je sortirai ! ».
  En creusant dans les vestiges de Carthage, c’est notre fierté que nous allons déterrer. C’est en marchant dans les pas de Didon que nous pourrons comprendre pourquoi elle a tant aimé notre pays. Ce joyau que nous envient les touristes du monde entier, négligé et bafoué, pourrait receler de richesses dignes d’un Paradis perdu. Un Eden qui pourrait rouvrir de nombreuses opportunités aux marchés économiques dont nous avons si cruellement besoin. Faire renaître une lueur d’espoir à tous nos enfants qui ne cessent de rêver d’un horizon occidental meilleur, loin des terres foulées par leurs glorieux ancêtres. Tant de choses restent encore à explorer et à ressusciter qu’il est difficile de comprendre pourquoi nos propres compatriotes poussent leurs progénitures à aller offrir leurs services à des pays qui exploitent et prospèrent chaque jour un peu plus grâce à nos jeunes talents…
  Rien n’est inconcevable ni impossible pour les enfants d’Hannibal. Cette prise de conscience  pourrait bien nous coûter une nouvelle Révolution, celle de la dignité. Peut-être est-ce au fond de nous ce qui nous inquiète, mais peut-être aussi est-il temps qu’elle nous anime enfin. Réveillez-vous, Tunisiens, et arrêtez d’offenser nos morts. Apprenez, défiez, et transmettez. Révisez votre Histoire, et racontez-la fièrement dans nos écoles, pour que nous enfants fassent savoir au monde entier d’où ils viennent, et surtout jusqu’où ils peuvent aller. Alors, Messieurs les responsables des fouilles, dormirez-vous encore longtemps ? Nos vestiges ne sont pas tous inaccessibles, et ceux sont déjà à jour méritent tout notre respect. Arrêtez de souiller leurs légendes passionnantes avec vos détritus, afin de leur retailler un piédestal à leur mesure ! 
  Le port punique regorge d’ordures de tout genre, mais une fois purgé, il pourrait être rénové, repensé et rebâtit autant qu’il est permis pour faire rejaillir tous ses secrets. Pourquoi ne pas ériger de superbes monuments, statues, musées ou encore tout simplement de centres de loisirs éducatifs à proximité des tombes de nos héros ? Aurait-il donc suffit que quelques poignées de sel romain sur notre terre suffisent à nous réduire à jamais au silence? Si des découvertes se font encore par hasard, combien pourraient avoir lieu à la suite de recherches plus poussées ? Et combien ont lieu dans notre dos, en permettant que de nombreux trésors soient pillés et revendus au noir, condamnant ainsi tout ce que nous sommes à quelques pièces d’argent de quelques pauvres ignares… ? A combien évaluez-vous donc votre amour-propre ?
  C’est en visitant tous les musées auxquels j’ai pu avoir accès sur Carthage, que j’ai toujours eu envie d’en savoir plus. Face aux doutes de certains guides sur cette culture mystérieuse qui est la nôtre, à la fois proche et lointaine, j’ai eu mal pour notre Tunisie. Arrêtons cette paresse meurtrière, il est grand temps, car si nous ne donnons pas nous-mêmes de valeur à notre culture, nous ne pourrons jamais accuser les responsables de leur désintérêt pour notre Patrimoine. Parce-que les enfants de Alyssa ne peuvent avoir atteint plus d’une fois les Cieux, pour se contenter de léguer leurs gloires passées avec autant de pages vides…
   Donia Ardhaoui, étudiante en Licence d’Histoire à L’université Paris X la Défense et professeur à l’Institut Français de Tunisie

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