A qui profite la décadence de l’école publique ? Par Samar Miled

« Je me prive pour inscrire mes enfants dans une école privée », c’est bien la nouvelle devise des familles moyennes : en général, parents salariés, incapables de joindre les deux bouts, mais qui préfèrent bon gré mal gré, cumuler les petits boulots ou se priver de vacances, pour inscrire leurs enfants dans des établissements scolaires privés.

Pourquoi tant de mépris pour l’école publique, pourtant accessible à tous au moindre coût ? Pourquoi ce désamour pour l’école de Bourguiba ? Pourquoi ces parents trentenaires, majoritairement installés dans les grandes villes, qui se vantaient d’être le fruit de l’école étatique, choisissent-ils aujourd’hui d’orienter leurs enfants vers les villas-écoles, garantes d’un enseignement Fashion, souvent dispensé en français ?

D’abord parce qu’ils visent, très légitimement, le confort physique et psychologique de leurs petits ; et les établissements étatiques étant dans l’incapacité d’offrir un minimum d’aisance aux apprenants, personne n’a le droit aujourd’hui, de critiquer les décisions des parents – même les plus patriotes d’entre nous, feront toujours de leurs enfants leur priorité. Et nous savons tous qu’aujourd’hui, les élèves qui fréquentent les écoles publiques sont les premières victimes d’un système boiteux et inconstant : ils subissent les humeurs du ministère qui transforme les enfants en lapins de laboratoire. Ils subissent les humeurs des enseignants qui entrent en grève comme ils changent de chemise, et même les humeurs de la météo, qui s’infiltrent dans les salles de classe, par les trous béants des infrastructures maigres et des portes-fantômes.

Par ailleurs, le choix des écoles privées est souvent motivé par la quête de la sécurité, laquelle est constamment menacée dans les institutions étatiques : les surveillances ne sont pas prises au sérieux, un vrai calvaire pour les enseignants du primaire qui estiment que leur fonction se limite à enseigner, et qu’ils ne sont pas tenus de garder un œil sur les enfants pendant les récréations. Et quand les surveillances sont prises en charge par les instituteurs eux-mêmes ou par les surveillants affectés dans les collèges et les lycées, ce qu’ils découvrent chez les élèves est hallucinant : les armes blanches circulent librement dans nos établissements et sont aujourd’hui monnaie courante. Les anecdotes abracadabrantes relayées par les médias tunisiens nous donnent froid dans le dos : une élève agresse sa camarade avec une lame de rasoir à Nabeul en octobre 2016 ; une adolescente se suicide à El-Mourouj en novembre ; un élève se mutile en classe avant de prendre la fuite au Kef en 2017; sans mentionner les couteaux qu’on ramasse à la pelle devant les écoles de Tunis. Il ne manquerait plus que de trouver des fusils, des grenades et des revolvers… et on se croirait presque en France.

La montée de la violence physique s’accorde la plupart du temps avec la montée de la délinquance dans nos écoles. C’est un phénomène effrayant qui nourrit les parents

d’une forte répulsion à l’égard des établissements scolaires étatiques. Outre les bagarres et les agressions qui y foisonnent, on y assiste avec amertume à une montée de la violence verbale : des enfants de dix ans profèrent des grossièretés de tous genres en classe et ailleurs, et il nous suffit de marcher deux minutes à côté d’un groupe de collégiens ou de lycéens, qui rentrent à pied ou qui font l’école buissonnière (la plupart du temps, c’est le cas), pour sentir une colère nauséabonde nous monter au visage, et avoir tout de suite envie de les museler pour toujours.

Les parents choisissent donc les écoles privées : une maison transformée en institution scolaire, quelques murs et beaucoup de cloisons ; pas de cour gigantesque qui recèle des secrets et ouvre des portes ; une maison où il fait bon étudier en hiver ; propre tous les jours, un peu triste sans aventures, mais sûre et la discipline y est incontestablement infaillible. C’est comme ça qu’on les imagine en tout cas, ces eldorados de l’éducation.

PS : ceci n’est pas un article qui fait la promotion des écoles privées, ceci est un texte qui pleure l’état actuel de nos écoles publiques : nos écoles rendent l’âme, Bourguiba doit se retourner dans sa tombe, et les partisans de son plus noble accomplissement sont en deuil, comme s’il était mort aujourd’hui.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *