Tunisie. Vincent Geisser : « L’armée pourrait devenir un acteur politique de premier plan ».. par Seif Soudani

Politologue et sociologue spécialiste du monde arabe, Vincent Geisser est chercheur au CNRS, IREMAM, co-directeur avec Amin Allal de l’ouvrage « Tunisie, une démocratisation au-dessus de tout soupçon ? », CNRS Éditions et éditions Nirvana, 2018. A l’occasion de sa présence à Tunis, il a accordé un entretien au Courrier de l’Atlas à propos de l’actualité en Tunisie mais aussi au Maghreb.

– Importée en politique, la notion de « agency » (agentivité), habituellement utilisée par les sociologues, désigne l’emprise de la partie qui a la main, qui est à l’œuvre, de façon parfois invisible de prime abord. Certains observateurs de l’évolution de la situation tunisienne avancent qu’il existe un « angle mort » des analystes quant au rôle clé de l’appareil sécuritaire et militaire en Tunisie dans le coup de force du 25 juillet 2021, puis dans sa perpétuation. Pensez-vous que ce rôle est plus déterminant aujourd’hui que l’emprise du président Kais Saïed lui-même sur le cours des évènements ?

En dépit de la forte légitimité populaire qu’il tire de son élection au suffrage universel direct (il est le président le mieux élu de la IIe République tunisienne) et de son instrumentalisation relativement habile de la crise politique, sociale et sanitaire, il est clair que le pouvoir de Kaïs Saïed repose aujourd’hui sur une alliance avec les principaux secteurs de l’appareil sécuritaire (ministères de l’Intérieur et de la Défense). Ce soutien des hauts responsables sécuritaires du pays lui a permis en moins d’un an d’abolir les institutions démocratiques issues de la Révolution de 2011, de neutraliser le potentiel protestataire de ses opposants, de mettre la société tunisienne sous surveillance et, in fine, de changer de régime, en constitutionnalisant une forme de démocratie hybride, à la fois plébiscitaire, autoritaire et identitaire. S’il est vrai que ce projet politique et sociétal est bien celui conçu par le Président Saïed et qu’il n’est pas dicté par un quelconque agenda imposé par les forces sécuritaires, sa mise en œuvre ne peut se faire qu’avec l’appui de la police et de l’armée qui quadrillent le territoire et verrouillent les secteurs vitaux de la société.
De ce point de vue, même si l’Histoire ne se répète pas, il convient bien de parler de restauration autoritaire en Tunisie qui se fonde autant sur l’adhésion des citoyens que sur l’apathie, la peur et la résignation. Peu importe désormais la popularité du Président mesurée par les sondages et les enquêtes d’opinion, car Kaïs Saïed considère qu’il a une mission historique à accomplir et que rien ne l’arrêtera. En ce sens, il a « glacé » sa popularité issue du suffrage universel d’octobre 2019 et du coup d’État sanitaire du 25 juillet 2021 et il estime qu’elle ne peut plus être remise en cause : sa légitimité n’est plus seulement élective mais quasi-messianique, comme le soulignait dès 2019 la juriste Sanaa Ben Achour.

Toutefois, si l’on ouvre la boite noire du pouvoir tunisien, la situation apparait plus complexe. Kaïs Saïed doit donner des gages aux responsables de l’appareil sécuritaire qui le soutiennent dans sa politique de « redressement national » mais pas à n’importe quel prix. Là, où le bât blesse, c’est que les responsables sécuritaires conçoivent cette mission présidentielle comme une forme de contrat à durée déterminée (CDD), alors que le Président y voit un CDI, un mandat à vie. Les clauses du contrat pourraient s’énoncer ainsi : « nettoyer » le pays de tous les éléments perçus comme perturbateurs et facteurs de désordre. Jusqu’à présent, Kaïs Saïed semble avoir donné satisfaction à ses alliés sécuritaires. Mais pour combien de temps encore ? Les pénuries récurrentes que connait le pays depuis plusieurs semaines (sucre blanc, café, riz, farine, etc.), le dysfonctionnement de la machine administrative qui ne reçoit plus d’orientations claires de la part du gouvernement, la dégradation rapide de la situation sociale et économique dans les périphéries urbaines et les régions de l’intérieur, pourraient changer la donne. En l’état actuel, Kaïs Saïed tente de masquer ses défaillances en matière de politiques publiques par une rhétorique populiste centrée sur la dénonciation quotidienne de la corruption et de la fraude, désignant comme bouc-émissaires les « politiciens professionnels » (c.-à-d. les partis et les membres de l’ancien Parlement), les chefs d’entreprises véreux et même les importateurs, les grossistes et les petits commerçants qui, selon lui, stockeraient les produits alimentaires pour spéculer et affamer le peuple. C’est un discours caricatural et simpliste qui réduit les explications de la crise sociale et économique aux comportements délictueux d’une minorité d’affairistes qui agiraient contre le peuple et l’État. Pour l’instant, ce discours populiste fonctionne auprès de larges secteurs de la population qui croient en la thèse des ennemis de l’intérieur qui comploteraient contre les intérêts de la Tunisie. Mais cette rhétorique présidentielle de stigmatisation ne résout rien et aurait même tendance à aggraver la situation, en créant un climat d’insécurité généralisée chez les opérateurs économiques du pays qui craignent de plus en plus de faire l’objet de vengeances populaires (insultes verbales, agressions physiques, destructions de biens matériels, etc.) et de poursuites judiciaires (gardes à vue, inculpations et condamnations pénales).
C’est là une différence majeure avec l’autoritarisme de l’ère Ben Ali : ce dernier tenait le pays sur le plan sécuritaire en s’appuyant principalement sur le ministère de l’Intérieur (police, Garde nationale et services de renseignement intérieur) mais laissait une certaine marge de manœuvre aux différents gouvernements dans la définition, la négociation et l’application des politiques publiques. Sous Ben Ali, la machine administrative fonctionnait. Comme l’écrivait la politiste Béatrice Hibou, la Tunisie était considérée comme le « bon élève » de la région et était fortement soutenue par les bailleurs de fonds internationaux. A l’inverse, Kaïs Saïed veut tout régenter par la force du verbe (il parle comme un prophète), en se présentant comme un « grand réformateur » et un « visionnaire ». Jusqu’à quel point les « parrains sécuritaires » du coup d’État sanitaire du 25 juillet 2021 peuvent accepter cette désorganisation de la machine administrative et ce blocage des politiques publiques par des interventions présidentielles intempestives et incontrôlées ? Le scénario d’une reprise en main sécuritaire n’est donc pas à exclure dans les prochains mois et ce d’autant plus que les services de renseignement de l’armée ont désormais acquis une position de force inédite dans la gestion des affaires du pays. Cela représenterait un véritable tournant, voire une rupture, dans l’Histoire contemporaine de la Tunisie : l’armée pourrait devenir un acteur politique de premier plan.

Chez une grande partie des élites intellectuelles et économiques opposées à ce qu’elles qualifient de vague populiste en Tunisie, on peut observer une forme de résignation, voire de silence complice. Est-il pertinent de leur reprocher cette inaction, lorsque l’on sait que le président Saïed reste très populaire dans les sondages d’opinion et la rue tunisienne au sens large ?

Il est vrai que le coup d’État sanitaire du 25 juillet 2021 et la politique présidentielle de casse systématique des institutions démocratiques mises en place depuis octobre 2011 n’ont pas suscité de fortes protestations dans la société (quelques milliers personnes à peine osant dénoncer le risque de « dérive autoritaire »). Force est de constater que les partis politiques, les associations des droits de l’Homme et les personnalités morales apparaissent isolés, voire discrédités, et donc incapables de susciter une « riposte démocratique » massive. Mais contrairement à une idée reçue, cette faiblesse des milieux dissidents et oppositionnels n’est pas due simplement à la politique répressive de Kaïs Saïed. C’est une impuissance quasi structurelle qui remonte aux débuts du processus démocratique et qui en soulignent les ambivalences : la démocratisation formelle n’a entrainé qu’un renouvellement très partiel de la classe politique et des milieux de l’élite politique tunisiennes qui ont continué à fonctionner avec un logiciel hérité de l’ancien régime. Pire, ces acteurs héritiers des années de lutte sous Bourguiba et Ben Ali n’ont pas laissé d’espace politique aux nouvelles générations nées dans les années 1980-1990. Ces anciennes élites ont tenté d’imposer leur habitus politique aux citoyens tunisiens, en squattant des postes et des places, et en développant une forme de mépris pour cette jeunesse tunisienne qu’elles considèrent toujours comme « inculte » sur le plan politique. On n’est pas loin de la conception de la « démocratie tutélaire », telle que la décrivait le politiste Michel Camau dans les années 1970. La démocratie serait une affaire d’initiés qui seraient chargés d’éduquer le peuple. Une telle conception élitiste de la démocratie a largement prévalu entre 2011 et 2021 autant chez les islamistes que chez les représentants des mouvances sécularistes et libérales qui ont monopolisé la parole publique, se coupant ainsi de larges secteurs de la population et notamment des classes d’âges nées après 1987. A rebours, cela explique sans doute le succès électoral de Kaïs Saïed en octobre 2019 qui a donné l’impression de promouvoir une « démocratie par le bas » proche des citoyens ordinaires et à l’écoute des jeunes. De ce point de vue, le coup d’État sanitaire du 25 juillet 2021 n’a pas créé l’impuissance des élites dites « démocratiques », il n’a fait que la révéler.

Il est vrai toutefois, que cet immobilisme politique des opposants potentiels s’explique aussi très largement par le verrouillage sécuritaire de l’espace public qui s’est considérablement accéléré et renforcé ces derniers mois : les comportements de prudence et de peur se réinstallent progressivement en Tunisie aussi bien chez les citoyens ordinaires que les élites politiques, sociales et économiques. C’est la culture du « dossier-dossier » qui prévaut aujourd’hui, c’est-à-dire la crainte de se voir inculper dans une affaire, d’être interpellé par la police politique, voire carrément incarcéré ou interdit de voyager. Cela peut paraitre surprenant mais plus de dix ans après la chute de Ben Ali, l’on voit resurgir dans les rues de Tunis des réflexes d’autoprotection (discrétion, silence, prudence) que l’on croyait définitivement disparus. Ce climat anxiogène est d’ailleurs favorisé par la rhétorique présidentielle stigmatisant quotidiennement les « ennemis de la Tunisie », les « affameurs du peuple » et les « vendus à l’étranger ». Dans tous les cas, les changements sociétaux en Tunisie supposent un véritable renouvellement générationnel des manières d’agir, de faire de la politique, d’une rupture avec les conceptions surplombantes de la démocratie qui ont prévalu jusqu’à maintenant.

Si les vives tensions épisodiques entre certains pays arabes ne constituent pas une nouveauté à proprement parler, les récentes frictions quasi bellicistes entre pays du Maghreb atteignent quant à elles des niveaux historiquement inédits. Quel impact peuvent avoir selon vous ces querelles géopolitiques s’agissant de l’avenir du monde arabe, notamment à l’aune des alignements des uns et des autres avec le camp occidental d’une part et celui de la Russie d’autre part ?

C’est une guerre froide qui ne dit pas son nom et qui affecte tout particulièrement la région Maghreb. Cependant, les lignes de clivages sont à la fois plus complexes et plus mouvantes que dans les années 1960-1980, dominées alors par deux super-puissances (l’URSS et les Etats-Unis). Il fallait choisir son camp et ceci de manière quasi définitive. Aujourd’hui, cette remise en cause des clivages géopolitiques hérités des décennies précédentes a contribué à libérer de nouveaux espaces d’influences régionales qui permet à des puissances moyennes de « jouer » leur propre jeu et de peser de manière significative sur les événements internationaux. C’est par exemple les cas de la Turquie, du Qatar, des Émirats arabes unis, de l’Arabie Saoudite, etc.

Depuis la Révolution, la Tunisie est prise dans ce tourbillon géopolitique, à un point tel que c’est même devenu un enjeu de politique interne et un thème du débat public. Les détracteurs des islamistes d’Ennahdha les ont accusé de vendre la Tunisie aux intérêts qataris et turcs, supputant une alliance géopolitique visant à conforter l’hégémonie des Frères musulmans dans la région. A l’inverse, les Nadhaouis et les partisans de Moncef Marzouki (président de la République de 2011 à 2014) ont dénoncé l’ingérence de l’Arabie Saoudite et des Émirats dans les affaires internes, les accusant de saboter le processus démocratique et de soutenir les nostalgiques de l’ancien régime. C’est ce que j’appelle « la géopolitique au café » ou la « géopolitique au hammam », les citoyens tunisiens discutant et polémiquant sur des enjeux internationaux qui les dépassent, supposant qu’ils ont des répercussions directes sur leur vie quotidienne. Cette « géopolitique au café » a souvent favorisé des explications réductrices et complotistes sur la prétendue allégeance d’une personnalité ou d’un parti tunisien à l’égard d’une puissance étrangère.

Cependant, malgré ces controverses publiques sur l’ingérence étrangère, la Tunisie officielle a connu une certaine continuité dans sa politique étrangère par rapport aux périodes Bourguiba et Ben Ali : en dépit des penchants personnels des présidents et des chefs de gouvernement, entre 2011 et 2019, la Tunisie est restée fidèle à sa ligne de « neutralité positive » sur la grande majorité des dossiers relevant de la politique extérieure. Les événements actuels pourraient-ils remettre en cause cette doctrine diplomatique de la « neutralité positive » ? Il est vrai que les discours du Président Kaïes Saïed aux accents tiers-mondistes, nationalistes arabes (baasiste et nassériste), voire parfois anti-occidentaux (dénonciation des velléités néocoloniales des pays européens et des Etats-Unis), pourraient laisser présager un changement de « ligne diplomatique » de la Tunisie, et un alignement sur l’axe russo-chinois. De plus, son rapprochement récent avec Alger pour des raisons principalement financières (prêts de plusieurs millions de dollars de l’Algérie à la Tunisie), sécuritaires (lutte contre le terrorisme, protection de la frontière Ouest) mais aussi idéologiques (partage d’une doxa tiers-mondiste et antisioniste) semblent confirmer cette réorientation partielle de la politique étrangère tunisienne. Toutefois, celle-ci doit être largement nuancée. Outre que Kaïs Saïed reste très lié à l’Égypte (il ne cache pas son admiration pour le régime du Maréchal Sissi) et aux Émirats arabes unis (ces derniers ont fortement appuyé le coup du 25 juillet 2021), le président tunisien doit aussi composer avec ses principaux soutiens sécuritaires internes (notamment l’armée) qui restent très attachés à la doctrine de la « neutralité positive » et hostiles à une politique étrangère trop « tiers-mondiste » et « nationaliste arabe », qu’ils perçoivent comme une forme d’aventurisme diplomatique. Là, encore une fois, l’appareil sécuritaire, et plus particulièrement, les services de renseignement de l’armée pourraient devenir des acteurs décisifs de la politique étrangère tunisienne, fait inédit dans l’histoire de la Tunisie indépendante qui disposait d’un ministère des Affaires étrangères reconnu pour son professionnalisme. La remise en cause de la « neutralité positive » est donc susceptible de devenir un point de friction entre le président Kaïs Saïed et une partie de l’appareil sécuritaire, notamment l’armée, cette dernière étant fidèle à la doctrine de « neutralité positive » dans ses relations avec les États occidentaux et dans ses rapports avec les autres États de la région (africains, maghrébins et arabes), s’opposant à l’aventurisme diplomatique du président.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *