Les soutiens s’organisent autour de l’énigmatique Kaïs Saïed…par Boutheïna Laâtar

Arrivé en tête au premier tour de la présidentielle, Kaïs Saïed, choisi par 18,4% des électeurs tunisiens, représente la claque magistrale que les Tunisiens ont infligée à l’ensemble de la classe politique et à ceux au pouvoir. Entré en toute discrétion sur la scène politique, sans aucun soutien partisan ou structure apparente, Kaïs Saïed bénéficie déjà d’une vaste vague d’appui non seulement populaire mais aussi de la part de politiques ayant vu en lui l’homme du changement.

Devançant le candidat du parti « Au cœur de la Tunisie » Nabil Karoui, d’environ 3 points, Kaïs Saïed a créé la surprise avec sa montée en force dans les récents sondages d’opinion. Ces intentions de vote viennent de se confirmer par les résultats préliminaires du scrutin présidentiel donnés par l’Isie, lui garantissant ainsi le passage au 2ème tour.

Juriste spécialiste en droit constitutionnel aux traits figés et adepte d’un arabe littéraire rigoureux et un peu raide ainsi que d’une diction atypique, Kaïs Saïed s’est présenté comme le candidat antisystème avec des positions conservatrices qui est devenu une énigme pour les observateurs et les analystes. Ces derniers ne l’ont pas vu venir, d’autant plus que les moyens financiers mobilisés autour de sa campagne étaient, pour le moins, faibles. Une campagne passée totalement sous les radars.

Ayant refusé d’innombrables apparitions télévisées ou radiophoniques, Kaïs Saïed a préféré sillonner le pays établissant un contact direct avec les citoyens sans grands meetings, sans buzz médiatique et même sans affiches sophistiquées, Kaïs Saïed est la preuve vivante que la réussite en politique est réalisable en l’absence d’une machine électorale. Mieux encore, il a laissé très loin derrière l’ensemble des politiciens chevronnés en dépit de leurs appareils et leurs moyens colossaux.

Il a également renoncé à son droit au financement public déclarant d’ailleurs qu’il avait collecté la caution de 3 mille dinars exigée par l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) au sein de sa famille.

Kaïs Saïed est, cependant, connu auprès du public tunisien grâce à ses interventions en sa qualité de constitutionnaliste après la Révolution, acquérant une réputation de sérieux, de compétence et d’intégrité. Invité des plateaux pour décortiquer la Constitution de 2014 aussi bien que l’établissement des institutions de l’Etat, il n’a pas caché ses convictions qui s’opposaient à la centralisation.

Une conviction qui est restée inchangée dans la mesure où il estime que la transformation du pays émane d’une gouvernance renversant la pyramide du pouvoir et consolidant la volonté politique de la société. Kaïs Saïed est pour un changement radical et en profondeur du système de gouvernance actuel où il prône l’élection des représentants locaux dans des conseils locaux élaborant des projets de développement local.

Ces représentants locaux choisiront à leur tour un représentant pour siéger dans un conseil régional coordonnant les projets locaux et régionaux. Les conseils régionaux choisiront, par la suite, un représentant de chaque conseil local afin de former l’Assemblée nationale.

Ce projet de révision de la Constitution éliminera ainsi les élections législatives et le parlement sera composé de 265 députés au lieu des 217 actuels avec des élections sur listes ouvertes pour les Tunisiens résidant à l’étranger.

Il s’agit d’une véritable « transition révolutionnaire » qui va à l’encontre de toute la conception centralisatrice ayant constitué l’Etat tunisien et restructure totalement le paysage politique. Un chamboulement apprécié par certains qui ont fait front en sa faveur mais qui intimide, en même temps, ceux qui ne sont pas prêts à voir s’installer un changement aussi drastique.

Outre l’appui de plusieurs jeunes surtout ses étudiants et ceux qui l’ont côtoyé de près, Kaïs Saïed semble fasciner les conservateurs séduits par ses positions fermes vis-à-vis des questions inhérentes essentiellement aux libertés individuelles, réfutant l’égalité successorale, la dépénalisation de l’homosexualité ainsi que l’abolition de la peine de mort. Toutefois, Kaïs Saïed a rassuré les Tunisiens, dans son premier discours prononcé après son passage au 2ème tour de la présidentielle, qu’il n’y aura pas de place pour l’exclusion et qu’il veillera à protéger la dignité de tous les citoyens.

Il a pu, de surcroît, bénéficier du soutien d’une partie du réservoir électoral d’Ennahdha notamment celui qui s’oppose à la direction actuelle du parti islamiste et qui souhaite la rupture avec l’ancien système. Un soutien qui lui a valu le soupçon d’être le candidat caché d’Ennahdha voire son « oiseau rare ». Les sondages ont, d’ailleurs, précisé que 24,8% des électeurs ayant voté Ennahdha en 2014 ont voté Kaïs Saïed.

Même si le président d’Ennahdha, Rached Ghannouchi ne s’est pas encore prononcé clairement sur son soutien à Kaïs Saïed reléguant cette décision au Conseil de la Choura, les élus du parti islamiste, Ameur Laârayedh et Ajmi Lourimi ont, en effet, exprimé explicitement leur soutien à Kaïs Saïed. Ajmi Lourimi est même allé jusqu’à prétendre que si le choix du candidat d’Ennahdha était soumis au vote au sein du parti, Kaïs Saïed aurait occupé un rang avancé dans les intentions de vote.

Pour Mohamed Ben Salem, également député du parti islamiste, le soutien de Kaïs Saïed était inévitable vu qu’il « représente un moindre mal face à l’autre camp dont la corruption est avérée ». Bien qu’il soit « un anarchiste d’extrême gauche », il croit en la Révolution et il s’oppose aux « pourris et malhonnêtes » même ceux au sein d’Ennahdha.

L’ex-nahdhaoui et ancien chef du gouvernement, Hammadi Jebali, aussi candidat à la présidentielle, a pour sa part annoncé son appui à Kaïs Saïed, se mettant du « côté de la liberté et de la dignité ». Une position partagée par Mohamed Hechmi Hamdi et Seif Eddine Makhlouf qui a affirmé que la Coalition « Al Karama » assurera un soutien parlementaire à Kaïs Saïed.

Le président d’Al Harak et ancien président de la République, Moncef Marzouki a, par ailleurs, exprimé son soutien à Kaïs Saïed, en célébration des valeurs de la « Révolution et de la Constitution ». C’est également pour cette raison que le candidat Mohamed Lotfi Mraihi a appuyé Kaïs Saïed, soulignant qu’il était un homme « intègre, simple et ressemblait au peuple tunisien indépendamment de son projet ». Le candidat Safi Saïd a, de son côté, préconisé à Kaïs Saïed d’être « fort et persévérant » le mettant en garde contre les tentatives de « diffamation et de dénigrement des médias corrompus et vendus ».

Le mouvement du peuple (Echaâb), le Courant démocratique (Attayar), ainsi que le parti Al Joumhouri ont tous exhorté les citoyens à accorder leurs voix au candidat qui « changera la scène politique, atteindra les objectifs de la Révolution, appliquera la loi et imposera les réformes nécessaires pour sortir la Tunisie de la crise », selon le secrétaire général d’Al Joumhouri, Issam Chebbi.

Néanmoins, certains politiques qui ont ouvertement exprimé leur soutien à Kaïs Saïed semblent vraisemblablement ignorer ses positions conservatrices qui viennent à l’encontre de leurs convictions. Ceux qui l’appuient à présent, souhaitent-ils réellement la dissolution du Parlement ? Sont-ils pour la peine capitale ? S’opposent-ils à l’égalité dans l’héritage ?

Contrairement à ceux qui se félicitent de la rénovation du paysage politique, de l’élimination de l’actuel gouvernement sanctionné par les urnes, plusieurs voix se sont élevées mettant en doute le projet de Kaïs Saïed.

Avec quelles prérogatives Kaïs Saïed réussira-t-il à appliquer son plan d’éradiquer la corruption et l’évasion fiscale ? N’a-t-il pas besoin de disposer d’une majorité parlementaire et de coalitions stables puisque tout se joue au niveau des législatives ? Ce même parlement qu’il compte dissoudre envisageant, de plus, d’écarter tout le système qui lui a permis de passer au second tour et lui attribuera, éventuellement, la présidence de la République.

Certains vont même jusqu’à remettre en cause la légitimité de la réussite de Kaïs Saïed étant donné que le principe de l’équité des chances n’a pas été respecté concernant son adversaire et 2ème candidat à être passé au 2ème tour, Nabil Karoui, incarcéré et privé de sa propre campagne électorale. Un autre casse-tête qui rend le second tour de la présidentielle, encore plus imprévisible…

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