Face au durcissement autoritaire en Tunisie, il ne faut plus détourner le regard

Depuis le coup de force du président Kaïs Saïed, en juillet, le pays subit une dérive autocratique face à laquelle une réaction énergique de la communauté internationale s’impose, appelle un collectif d’avocats, intellectuels et journalistes de différents pays, parmi lesquels Edgar Morin et Khadija Ryadi
Le 25 juillet, le président tunisien, Kaïs Saïed, annonçait le gel des activités du Parlement, la levée de l’immunité parlementaire, et démettait de leurs fonctions le directeur de cabinet du chef du gouvernement, le secrétaire général du gouvernement et tous les ministres attachés à la présidence du gouvernement. Il interdisait également l’accès au siège du gouvernement, fonctionnaires compris.

Le 24 août, Kaïs Saïed a prolongé la suspension du Parlement. Le 22 septembre, par le biais d’un décret, il s’est arrogé les pleins pouvoirs, en dehors de toute légalité. Symbole du coup de force, l’armée a pris place devant le Parlement, le palais présidentiel de Carthage et le palais du gouvernement, pour mieux contenir les ambitions contestataires. La Tunisie, berceau du « printemps arabe », est ainsi en proie à une captation du pouvoir, au service d’une politique réactionnaire, qui appelle une réaction énergique de la communauté internationale.

La nomination, le 29 septembre, de Najla Bouden au poste de première ministre, avec un champ de compétences réduit, ne rompt pas avec la dérive autocratique du régime dont elle est, au contraire, le prolongement. Par une interprétation qui lui est propre, le président tunisien s’est réfugié derrière l’article 80 de la Constitution permettant d’imposer un état d’exception, en cas de « péril imminent ». De nombreux constitutionnalistes s’accordent cependant à dire que rien ne justifie un tel accaparement du pouvoir et une telle mise à l’écart des parlementaires, pourtant démocratiquement élus. Ils dénoncent une interprétation délibérément faussée de la norme suprême.

Ce véritable putsch, à la faveur d’une intervention militaire, s’est accompagné de mesures censées éradiquer la corruption. L’opération « mains propres » du chef de l’Etat s’est ainsi concrétisée par des arrestations de députés, des assignations à résidence, des interdictions de sortie du territoire, notamment sur le fondement de la « procédure S17 » [fichage instauré au nom de la lutte antiterroriste].

Cas emblématique, l’ancien président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc) Chawki Tabib, engagé dans la défense des droits humains, a ainsi fait l’objet d’une mesure d’assignation à résidence. Dans le même temps, le président tunisien rétablit progressivement une justice d’exception avec la résurgence du tribunal militaire, neutralisant toute justice indépendante. Les intellectuels, défenseurs des droits humains ou avocats qui ont eu le malheur d’émettre un doute sur les intentions du président tunisien ont été la cible d’une mise à l’index, dont les réseaux sociaux sont notamment le terrain, dans un contexte de persécutions.

En 2015, le prix Nobel de la paix avait été remis, pour son rôle après la révolution de 2011, au quartet pour le dialogue national [entre les islamistes d’Ennahda alors au pouvoir et l’opposition] : le syndicat UGTT, l’organisation patronale Utica, la Ligue tunisienne des droits de l’homme et l’ordre des avocats. La captation des pouvoirs à l’œuvre et les mesures employées promettent désormais à la Tunisie le retour à une forme d’âge de pierre intellectuel, rompant avec les idéaux portés par la révolution de 2011.

Dans le même temps, nul ne sait qui gère véritablement les affaires courantes du pays, les négociations avec la Banque mondiale… Le pays se dirige peu à peu vers un chaos que lui promet la dérive despotique.

L’histoire se rappellera également que le président Béji Caïd Essebsi, mort en juillet 2019, avait été à l’initiative du projet de loi sur l’égalité en matière d’héritage. Kaïs Saïed a enterré ce projet, provoquant la consternation des associations féministes. Au sujet de la peine capitale, le président tunisien avait déclaré : « Je ne pense pas que la solution soit (…) de ne pas imposer la peine de mort. » Kaïs Saïed est également opposé à la dépénalisation de l’homosexualité.

Instrumentalisation démagogique

Il est consternant que la Tunisie, qui avait allumé la première lumière du « printemps arabe », dont les acteurs de la société civile ont montré depuis longtemps leur attachement aux principes fondamentaux de la démocratie et au respect des droits des femmes et des minorités, connaisse aujourd’hui une telle régression. Certes, personne ne conteste que, depuis 2011, le pays a peiné à se doter d’une Constitution et à rassembler un personnel politique qui lui assure stabilité et cohésion, et lui permette de poursuivre son virage vers une démocratie moderne. Pour autant, l’instrumentalisation démagogique par l’actuel président du sentiment légitime de désenchantement s’inscrit dans la lignée des régimes populistes qui, au nom de la défense des intérêts du peuple, court-circuitent ou anéantissent tous les contre-pouvoirs et foulent aux pieds l’intérêt public.

Non seulement la démocratie est mise en sommeil en Tunisie, mais, plus encore, ce durcissement autoritaire s’accompagne d’une lente régression des droits individuels. La communauté internationale ne doit plus détourner son regard. Elle doit affronter la réalité d’un régime qui sombre dans un césarisme qu’il est encore possible de freiner.

Signataires : Patrick Baudoin, avocat, président d’honneur de la Fédération internationale pour les droits humains, France ;

Taoufik Ben Brik, journaliste et écrivain, Tunisie ; William Bourdon, avocat, France ; Vincent Brengarth, avocat, France ; François Burgat, islamologue et politologue, France ;

Daniel Cohn-Bendit, écologiste, France ; Ishane El Kadi, journaliste, Algérie ; Alain Gresh, journaliste, France ; Iskandar Habache, écrivain, Liban ; Aboubakr Jamai, enseignant, Maroc ; Sonia Krimi, députée, France ; Ali Lmrabet, journaliste, Maroc ; Noël Mamère, écologiste, France ; Maati Monjib, historien, Maroc ; Edgar Morin, sociologue, France ; Dominique Rousseau, juriste et professeur de droit constitutionnel, France ; Khadija Ryadi, militante des droits de l’homme, Maroc ; Saïd Salhi, Ligue des droits de l’homme, Algérie ; Arnaud Viviant, écrivain, France ; Z, caricaturiste, Tunisie ; Jean Ziegler, sociologue, ancien rapporteur spécial auprès de l’ONU, Suisse
كمال
كمال بن يونس
Le Monde Dimanche Lundi 10 et 11 Octobre 2021

Face au durcissement autoritaire en Tunisie, il ne faut plus détourner le regard

Collectif

Depuis le coup de force du président Kaïs Saïed, en juillet, le pays subit une dérive autocratique face à laquelle une réaction énergique de la communauté internationale s’impose, appelle un collectif d’avocats, intellectuels et journalistes de différents pays, parmi lesquels Edgar Morin et Khadija Ryadi
Le 25 juillet, le président tunisien, Kaïs Saïed, annonçait le gel des activités du Parlement, la levée de l’immunité parlementaire, et démettait de leurs fonctions le directeur de cabinet du chef du gouvernement, le secrétaire général du gouvernement et tous les ministres attachés à la présidence du gouvernement. Il interdisait également l’accès au siège du gouvernement, fonctionnaires compris.

Le 24 août, Kaïs Saïed a prolongé la suspension du Parlement. Le 22 septembre, par le biais d’un décret, il s’est arrogé les pleins pouvoirs, en dehors de toute légalité. Symbole du coup de force, l’armée a pris place devant le Parlement, le palais présidentiel de Carthage et le palais du gouvernement, pour mieux contenir les ambitions contestataires. La Tunisie, berceau du « printemps arabe », est ainsi en proie à une captation du pouvoir, au service d’une politique réactionnaire, qui appelle une réaction énergique de la communauté internationale.

La nomination, le 29 septembre, de Najla Bouden au poste de première ministre, avec un champ de compétences réduit, ne rompt pas avec la dérive autocratique du régime dont elle est, au contraire, le prolongement. Par une interprétation qui lui est propre, le président tunisien s’est réfugié derrière l’article 80 de la Constitution permettant d’imposer un état d’exception, en cas de « péril imminent ». De nombreux constitutionnalistes s’accordent cependant à dire que rien ne justifie un tel accaparement du pouvoir et une telle mise à l’écart des parlementaires, pourtant démocratiquement élus. Ils dénoncent une interprétation délibérément faussée de la norme suprême.

Ce véritable putsch, à la faveur d’une intervention militaire, s’est accompagné de mesures censées éradiquer la corruption. L’opération « mains propres » du chef de l’Etat s’est ainsi concrétisée par des arrestations de députés, des assignations à résidence, des interdictions de sortie du territoire, notamment sur le fondement de la « procédure S17 » [fichage instauré au nom de la lutte antiterroriste].

Cas emblématique, l’ancien président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc) Chawki Tabib, engagé dans la défense des droits humains, a ainsi fait l’objet d’une mesure d’assignation à résidence. Dans le même temps, le président tunisien rétablit progressivement une justice d’exception avec la résurgence du tribunal militaire, neutralisant toute justice indépendante. Les intellectuels, défenseurs des droits humains ou avocats qui ont eu le malheur d’émettre un doute sur les intentions du président tunisien ont été la cible d’une mise à l’index, dont les réseaux sociaux sont notamment le terrain, dans un contexte de persécutions.

En 2015, le prix Nobel de la paix avait été remis, pour son rôle après la révolution de 2011, au quartet pour le dialogue national [entre les islamistes d’Ennahda alors au pouvoir et l’opposition] : le syndicat UGTT, l’organisation patronale Utica, la Ligue tunisienne des droits de l’homme et l’ordre des avocats. La captation des pouvoirs à l’œuvre et les mesures employées promettent désormais à la Tunisie le retour à une forme d’âge de pierre intellectuel, rompant avec les idéaux portés par la révolution de 2011.

Dans le même temps, nul ne sait qui gère véritablement les affaires courantes du pays, les négociations avec la Banque mondiale… Le pays se dirige peu à peu vers un chaos que lui promet la dérive despotique.

L’histoire se rappellera également que le président Béji Caïd Essebsi, mort en juillet 2019, avait été à l’initiative du projet de loi sur l’égalité en matière d’héritage. Kaïs Saïed a enterré ce projet, provoquant la consternation des associations féministes. Au sujet de la peine capitale, le président tunisien avait déclaré : « Je ne pense pas que la solution soit (…) de ne pas imposer la peine de mort. » Kaïs Saïed est également opposé à la dépénalisation de l’homosexualité.

Instrumentalisation démagogique

Il est consternant que la Tunisie, qui avait allumé la première lumière du « printemps arabe », dont les acteurs de la société civile ont montré depuis longtemps leur attachement aux principes fondamentaux de la démocratie et au respect des droits des femmes et des minorités, connaisse aujourd’hui une telle régression. Certes, personne ne conteste que, depuis 2011, le pays a peiné à se doter d’une Constitution et à rassembler un personnel politique qui lui assure stabilité et cohésion, et lui permette de poursuivre son virage vers une démocratie moderne. Pour autant, l’instrumentalisation démagogique par l’actuel président du sentiment légitime de désenchantement s’inscrit dans la lignée des régimes populistes qui, au nom de la défense des intérêts du peuple, court-circuitent ou anéantissent tous les contre-pouvoirs et foulent aux pieds l’intérêt public.

Non seulement la démocratie est mise en sommeil en Tunisie, mais, plus encore, ce durcissement autoritaire s’accompagne d’une lente régression des droits individuels. La communauté internationale ne doit plus détourner son regard. Elle doit affronter la réalité d’un régime qui sombre dans un césarisme qu’il est encore possible de freiner.

Signataires : Patrick Baudoin, avocat, président d’honneur de la Fédération internationale pour les droits humains, France ;

Taoufik Ben Brik, journaliste et écrivain, Tunisie ; William Bourdon, avocat, France ; Vincent Brengarth, avocat, France ; François Burgat, islamologue et politologue, France ;

Daniel Cohn-Bendit, écologiste, France ; Ishane El Kadi, journaliste, Algérie ; Alain Gresh, journaliste, France ; Iskandar Habache, écrivain, Liban ; Aboubakr Jamai, enseignant, Maroc ; Sonia Krimi, députée, France ; Ali Lmrabet, journaliste, Maroc ; Noël Mamère, écologiste, France ; Maati Monjib, historien, Maroc ; Edgar Morin, sociologue, France ; Dominique Rousseau, juriste et professeur de droit constitutionnel, France ; Khadija Ryadi, militante des droits de l’homme, Maroc ; Saïd Salhi, Ligue des droits de l’homme, Algérie ; Arnaud Viviant, écrivain, France ; Z, caricaturiste, Tunisie ; Jean Ziegler, sociologue, ancien rapporteur spécial auprès de l’ONU, Suisse

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