Dr Arslan Chikhaoui, Expert en Géopolitique, à L’Expression «L’Amérique tient au continent affricain»

Membre du Conseil consultatif d’experts du World Economic Forum, Arslan Chikhaoui est également partie prenante dans diverses Task Forces «Track 2» du système des Nations unies. Dans l’interview qu’il nous a accordée, il revient sur les interactions géopolitiques entre l’Afrique et les USA. Le récent Sommet tenu à Washington, éclaire les intentions de l’administration Biden.

Arslan ChikhaouiArslan Chikhaoui
L’Expression: En quoi le Sommet USA-Afrique peut-il constituer un facteur stratégique dans la configuration actuelle du monde et la place qu’y occupent les USA?
Arslan Chikhaoui: Ce Sommet n’est pas le premier qui réunit les Etats-Unis et l’Afrique. Il intervient cette année, après le «France-Afrique», «Russie-Afrique», «Turquie-Afrique», «Chine-Afrique» et le «Japon-Afrique». Il existe ce qu’on pourrait qualifier de tradition en la matière. C’est donc au tour de Washington de concrétiser l’idée lancée à Abuja par le secrétaire d’État américain Antony Blinken. Un sommet «USA-Afrique» avec les responsables américains et africains pour mener une politique diplomatique de «smart power» permettant de transformer leurs relations actuelles. Ce sommet est hautement stratégique pour le président Joe Biden dans sa phase de mi-mandat.
Il est certainement utopique de penser que les fondamentaux de la politique étrangère des Etats-Unis d’Amérique sont modifiés au gré des Présidents qui se succèdent quelle que soit leur appartenance partisane. Étant conçue aussi bien par la Maison- Blanche que par le Département d’État, le Département de la Défense, le Conseil national de sécurité, et les différentes agences de renseignement, le tout sous des rapports de forces et d’influence des différents puissants lobbies, il me semble que quelques ajustements y sont apportés en tenant compte de la nouvelle ère marquée, particulièrement, par les conséquences de la crise pandémique de Covid-19, par des crises sociétales et communautaires, par des conflits d’intensités variables et par la déclinaison politico-économique qui touchent l’Europe, notamment et qui s’est matérialisée par le Brexit, par la gestion de l’épidémie du Coronavirus et par la crise politico-militaire russo-ukrainienne.

Vous dites que les USA ne changeront pas de paradigme à l’occasion d’un seul Sommet, mais le rapprochement avec l’Afrique peut-il justement être une opportunité pour corriger les erreurs commises dans le cadre du «Regime change»?
Bonne question! Il faut savoir que traditionnellement la conception de la politique étrangère des Etats-Unis d’Amérique est faite de sorte à centrer la politique de sécurité sur un axe Nord-Sud et de créer une zone américaine de coopération, incluant l’Amérique latine, la Sibérie, l’Océanie et une partie de l’Afrique. Au travers du décryptage des différents discours politiques, on pourrait comprendre que la sécurité nationale des Etats-Unis n’est plus pensée en termes stricts de calcul militaire. Je n’en suis pas si convaincu. Sachant que la prérogative d’une puissance influente est de pouvoir gérer son environnement externe, les sources de la force et de l’influence américaine étant au nombre de quatre: Puissance militaire, Influence diplomatico-culturelle, Indépendance relative en ressources naturelles, Compétitivité dans le commerce international. En ce qui concerne les deux premières sources, les Etats-Unis d’Amérique continueront à montrer leur volonté d’utiliser leur force militaire, ce qui consolidera l’influence diplomatique (équilibre relatif entre Soft Power et Hard Power). Quant aux deux dernières sources, elles visent la reconquête par la stratégie du «circumscribed engagement – engagement circonscrit».
Partant de ces principes fondamentaux, les Etats-Unis d’Amérique devraient concentrer leurs activités de politique étrangère et leurs entreprises économiques et commerciales dans une «zone de coopération» définie par deux sous-ensembles; le «bloc hémisphère occidental» qui correspond à l’ensemble du continent américain, et l’» aire d’intérêt spécial» correspondant à l’Afrique et la Méditerranée qui, au demeurant, sont les deux zones d’intérêt commun pour l’Algérie.
Le «bloc hémisphère occidental» constituerait un contrepoids commercial face à l’Europe et au Japon par l’encouragement du libre-échange et en augmentant l’approvisionnement des Etats-Unis d’Amérique en minerais stratégiques à partir de l’Amérique latine. Cette stratégie économique a été adoptée par le président Bush dans le cadre de l’ «Enterprise for the Americas» poursuivie par les présidents Clinton, puis Obama et Trump. Le président Biden ne fait que continuer dans cette perspective.

L’Afrique et l’intérêt potentiel qu’elle peut susciter pour Washington semble très réduit présentement. Mais d’autres puissances s’y intéressent. Pensez-vous que les USA sentent poindre un danger venu d’Afrique?
Un danger, certainement. Tout est dangereux en géopolitique, pourrait-on dire. Dans le cas de l’Afrique, il est possible de lui appliquer le principe de l’«aire d’intérêt spécial» considérée comme proche du bloc. Cette aire-là est choisie pour ses ressources naturelles et sa complémentarité sur le plan économique. Dans la vision stratégique américaine, le «bloc hémisphère occidental» pourrait présenter à l’Afrique une alternative au partenariat traditionnel de l’Europe. Comme l’Amérique, par sa population, possède de nombreux liens avec l’Afrique, elle entend plus que jamais, les valoriser et approcher l’Afrique autrement que pendant la guerre froide ou durant la période unipolaire qui s’en est suivie; les Organisations de Société Civile (OSC) jouant un rôle primordial à cet égard. C’est pour cela qu’une nouvelle attitude américaine en direction de l’Afrique est présentement observée par l’administration Biden.
L’intérêt des Etats-Unis d’Amérique pour l’Afrique augmenterait au fur et à mesure que l’Europe abandonne sa «chasse gardée» mais surtout pour contenir la propension de la Chine, laquelle a opté pour un ‘Smart Power’, combinant la diplomatie économique et commerciale et la diplomatie scientifique et sanitaire. Il y a lieu de considérer que dans la vision géoéconomique et géopolitique américaine future, l’Europe et le Japon sont rivaux, la Chine un concurrent au sens le plus large du terme et la Russie une menace.

Les Etats-Unis cherchent donc à se placer en Afrique. Mais disposent-ils vraiment d’outils à même de donner aux Africains un désir de coopération, sachant le grand choix de partenariat qui s’offre au continent?
Les priorités géostratégiques des Etats- Unis d’Amérique en Afrique sont d’abord de s’assurer une possibilité de projeter leur puissance dans tous les recoins de la planète, et de ce fait de disposer de bases militaires. Comme les Etats-Unis d’Amérique dépendent de la liberté et de l’ouverture des voies maritimes ainsi que d’une puissante flotte de haute mer pour leur approvisionnement en matières premières et leur vitalité économique, ils seront toujours concernés par l’accès aux ports et le passage des détroits. Par conséquent, l’attention sera concentrée sur les quelques pays africains sous couvert d’une coopération globale et dont le poids se fait ressentir en matière de production de pétrole, de gaz et de minerais et de terres rares, de lignes de communication maritime et de prolifération d’équipements militaires. Il s’agit dans ce cas, notamment de l’Afrique du Sud, du Kenya, du RD Congo, du Zimbabwe, du Nigeria, de l’Éthiopie, de la Libye, du Maroc, et de l’Algérie.
L’administration Biden adopte présentement une politique active en Afrique pour demeurer en adéquation avec les principes fondamentaux de la politique étrangère des Etats -Unis d’Amérique. L’approche de l’administration Biden consiste à reconquérir la place de premier plan de partenaire commercial que la Chine à détrôné depuis plus de cinq ans sur le continent africain. Elle s’appuierait incontestablement sur son allié stratégique le Royaume-Uni qui compte plusieurs pays africains comme membres du Commonwealth et d’autres qui ont émis le souhait d’y adhérer. Toutefois, les États-Unis d’Amérique sont le premier investisseur en Afrique, la Chine étant seulement en sixième place, un atout qui n’échappe pas à l’administration Biden pour asseoir le positionnement avenir des Etats-Unis d’Amérique.

Lorsqu’on voit l’état de l’Afrique en matière de développement économique, la place de premier investisseur n’est pas flatteuse. Ne serait- ce pas justement un argument anti-Américains que les Chinois peuvent utiliser pour gagner plus de pays africains à leur cause?
Vous n’avez pas tort. Il faut savoir que malgré sa posture de premier fournisseur de l’aide au développement en Afrique, l’effort de l’Amérique dans ce domaine demeure modeste sans impact conséquent comparée à celui fourni à l’Afghanistan, Israël, l’Irak et l’Égypte. Cela nous amène à parler de l’action des USA sur le front sécuritaire. Il faut savoir qu’au regard de la stratégie de combattre sans relâche les Organisations extrémistes violentes (Isis-Daesh, Aqmi, Boko Haram, Al-Shabab, etc.), le président Biden renforce, incontestablement, sa coopération avec les Pays de l’Afrique subsaharienne et de l’Afrique du Nord, en particulier avec l’Algérie dont l’expertise de lutte contre le terrorisme et le crime organisé est avérée. L’administration Biden fait de sorte à consolider, voire renforcer les forces américaines en Afrique par la formation de forces de sécurité locales et par conséquent augmenter ses budgets.

La coopération sécuritaire prend une autre forme lorsqu’il s’agit de l’Algérie…
S’agissant de l’Algérie, en particulier, et au regard des différentes déclarations d’officiels politiques et diplomatiques, le dernier en date étant la conférence de presse de Madame l’ambassadrice des Etats- Unis à Alger, Moore Aubin, il est clair que les relations bilatérales ne font que se consolider sous l’administration Biden. Ceci est surtout conforté par l’engagement indéfectible de l’Algérie dans la lutte contre les organisations extrémistes violentes dans l’espace sahélo-saharien, la non-prolifération des armes de destruction massive dans la région Mena, et ses efforts dédiés à sa contribution à la stabilisation de la région Afrique du Nord-Sahel par des processus de dialogue et de réconciliations politiques inclusifs (cas de la Libye et du Mali) et du soutien irrévocable et continu à l’autodétermination du Sahara occidental. De plus, les relations économiques, notamment dans le secteur de l’énergie, entre l’Algérie et les Etats-Unis d’Amérique qui ont traditionnellement été fluides ne peuvent être qu’un élément de convergence futur.

 

lexpressiondz.com

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