Arslan Chikhaoui, géopolitologue, à L’Expression «Seuls les Brics peuvent équilibrer les relations économiques»

Arslan Chikhaoui, géopolitologue, à L’Expression

«Seuls les Brics peuvent équilibrer les relations économiques»

La prochaine réunion des Brics en Afrique du Sud a valeur de test pour le nouvel ordre mondial. Son succès, c’est-à-dire, l’ouverture des adhésions, relèguera la mondialisation, dans sa version actuelle, au rang de vieillerie géopolitique. Les institutions de Bretton Woods perdront, à terme, toute leur influence. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, Arslan Chikhaoui nous apporte les clés pour comprendre ce qui se trame…

L’Expression: Quelle appréciation faites-vous du prochain sommet des Brics en Afrique du Sud?
Arslan Chikhaoui: Le 15e Sommet des Brics qui se tiendra du 22 au 24 août prochain à Durban sous la présidence annuelle de l’Afrique du Sud sera l’occasion d’entériner le processus des Brics+. L’expansion des Brics se fera avec l’incorporation des nouveaux membres qui ont déjà déposé leur candidature comme l’Algérie, l’Argentine et l’Iran ou ceux qui ont annoncé leur intérêt tels que l’Arabie saoudite, la Turquie et l’Égypte. Le processus de validation des candidatures se fait à l’unanimité et non à la majorité. Les Brics devront également décider à l’unanimité des critères effectifs d’adhésion de nouveaux membres. À ce stade et de manière globale, la Chine et la Russie sont favorables à l’expansion des Brics, par contre, l’Inde et le Brésil demeurent défavorables et l’Afrique du Sud n’a pas encore arrêté de position. Ce qui est certain, c’est que le sommet de Durban sera un grand challenge pour tous ces pays qui partagent en commun des valeurs du Mouvement des pays non-alignés. Les Brics sont considérés par les pays non-alignés comme le seul véhicule viable pour équilibrer le monde dans les relations économiques, commerciales, politiques et de sécurité, loin de la prédominance actuelle des États-Unis et des pays de l’Alliance atlantique. La question qui se pose est la suite: est-ce que l’Afrique du Sud réussira à fédérer la décision pour muter des Brics aux Brics+? À mon sens et compte tenu de la nouvelle dynamique mondiale post-crise sanitaire de Covid-19, ce passage s’effectuera lors du sommet de Durban avec, dans un premier temps, l’acceptation unanime d’incorporer de nouveaux membres en qualité d’observateurs.
Selon des observateurs avertis, Il y a déjà une immense pression politique de l’Occident sur l’Afrique du Sud pour ne pas permettre au président Poutine d’assister au sommet des Brics, sans compter les éventuels chantages économiques et commerciaux que risque de subir l’Afrique du Sud. La question de la présence du président Poutine et du mandat d’arrêt de la CPI a causé un certain malaise au sein du parti au pouvoir, l’ANC (African National Congress). Pour rappel, le congrès général du parti avait décidé il y a quelques années que l’Afrique du Sud devait quitter la CPI. Le président Zuma n’avait cependant pas réussi à mettre en oeuvre cette résolution qui met l’actuel président Ramaphosa dans une posture inconfortable. Je reste persuadé que cette question épineuse trouvera sa solution grâce au smart power de l’Afrique du Sud.

Qu’attendent les différents pôles de puissances et les institutions financières internationales du sommet de Durban?
Il faut dire que le prochain sommet des Brics va marquer un tournant majeur des systèmes occidentaux, qu’ils soient politiques, diplomatiques, commerciaux ou financiers, et dans quelle mesure ils résisteront au mouvement des Brics qui souhaite établir sa propre monnaie de réserve et s’éloigner du dollar américain. Lors de ce sommet une réflexion sur la question de savoir si nous sommes toujours sur une tendance de mondialisation ou plutôt si nous nous acheminons vers une déglobalisation et une régionalisation. Un autre point sera à l’ordre du jour, c’est celui de la relation des pays en développement qui dépendent des aides financières des institutions de Bretton Woods, qui pourrait également être revu après ce sommet des Brics. Un pas important pour les pays africains pourrait être franchi, en particulier, pour commencer à solliciter les aides financières auprès de pays dits «de l’Est´´ plutôt qu’aux pays occidentaux.
Je tiens à préciser que ce club des pays émergents Brics, rassemblant la Chine qui est de loin la plus puissante économiquement et qui constitue le grand rival à la première puissance économique mondiale que sont les Etats-Unis d’Amérique, et le Brésil, la Russie et l’Inde, se voit comme un possible contre-pouvoir du G20. L’Afrique du Sud, président en exercice des Brics, membre depuis 2011, s’inscrit dans cette politique de non-alignement, gardant des liens avec les États-Unis d’Amérique tout en favorisant le multilatéralisme et maintenant sa neutralité par exemple dans la crise politico-militaire russo-ukrainienne. À la présidence de cette organisation pour un an, le président sud-africain Ramaphosa devrait donc continuer à encourager le développement de ces relations Sud-Sud.
Si le sommet du Durban concrétise la première étape du passage de groupe Brics à Brics+ ce sera un pas effectif vers la multipolarisation du monde et par voie de conséquence vers des rivalités sans précédent.

En 12 ans de présence aux Brics, quelle bénéfice l’Afrique du Sud a pu en tirer?
L’Afrique du Sud reste, en termes démographique et économique, le plus petit membre des Brics, le pays espère avant tout pouvoir profiter de cette présidence tournante pour redonner du dynamisme à sa croissance et renforcer ses liens avec ses partenaires commerciaux de poids et, en premier lieu, le plus stratégique, à savoir la Chine. En échange, le pays offre un point de passage vers l’Afrique pour le reste du groupe qui souhaite développer son influence sur le continent. Pretoria entend bien mettre l’accent sur le potentiel de croissance du partenariat économique Brics-Afrique. Avec l’élargissement aux Brics+, le club des Brics qui possède actuellement plus de 70% des réserves mondiales des minerais rares connus sous le nom de «terres rares» passerait à 90%. Les terres rares sont l’objet de convoitises dans le monde, car elles sont nécessaires et indispensables à plusieurs industries de pointe et industries alternatives. Lors de son discours sur l’état de l’Europe, la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a expliqué que «….les besoins en terres rares de l’Union européenne vont être multipliés par cinq d’ici 2030…» A cela s’ajoutera le levier pétrolier et gazier dont disposera le Brics+ du fait de l’incorporation des pays membres de l’Opep+.

L’Afrique du Sud compte organiser en décembre prochain, une conférence sur les Brics et les aspects juridiques, qu’en déduisez-vous?
Cette conférence de décembre prochain, aura lieu en comité élargi avec la participation des membres des Brics, aux côtés des autres pays conviés dont l’Algérie, l’Argentine, le Cambodge, l’Égypte, l’Éthiopie, les Fiji, l’Indonésie, l’Iran, le Kazakhstan, la Malaisie, l’Ouzbékistan, le Sénégal et la Thaïlande. Ce sera la première fois que la rencontre des représentants des Brics sera ouverte à des pays qui ne sont pas membres. Les participants à cette conférence examineront certainement la création d’un mécanisme de résolution des problèmes juridiques en lien avec la banque des Brics dénommée Nouvelle Banque de Développement (NBD) qui a été créée en 2014, et est en concurrence avec la Banque Mondiale et la Banque Interaméricaine de Développement. Ils discuteront également la création d’une nouvelle monnaie commune mise au service des économies des pays membres. Il est utile de rappeler que les cinq pays membres des Brics disposent d’avantages concurrentiels importants en totalisant 24% du PIB mondial et pourraient atteindre, selon les projections du World Economic Forum, 40% en 2025. Actuellement, leurs échanges économiques sont de l’ordre de 18%, et les IDE de 25%. Le poids des Brics est très conséquent par rapport au G7. À mon sens, cette initiative d’une conférence sur les aspects juridiques dénote la volonté politique des pays émergents d’encadrer les mécanismes alternatifs pour une perspective d’un monde multipolaire déglobalisé.

L’ALgérie est quasi assurée de figurer parmi les pays du Brics élargi. Le bénéfice économique et géopolitique est évident, mais qu’en sera-t-il de ses relations avec le bloc occidental?
L’adhésion de l’Algérie au club des Brics est à plusieurs détentes. En effet, elle marque de facto son adhésion à un monde multipolaire où les relations seraient plus équilibrées. Le regain de la dynamique diplomatique engagée par l’Algérie a renforcé son positionnement sur la scène internationale en tant qu’ État exportateur de stabilité, fidèle à ses principes immuables de politique étrangère et attaché au respect du droit et de la légalité internationaux. Dans un contexte mondial en proie à de profondes mutations, aux crises multiples et aux conflits d’intensité variable, l’Algérie est réputée comme étant l’une des rares voix audibles et crédibles sur qui la communauté internationale peut compter pour espérer une résolution de plusieurs dossiers sensibles. L’Algérie est un pays clé, pas seulement du point de vue des ressources minières, du potentiel agricole et de l’équilibre énergétique mondial, mais également eu égard à son influence régionale en tant que facteur de stabilité, notamment, dans la région sahélo-saharienne, ce qui intéresse beaucoup la Russie, la Chine et l’Afrique du Sud, mais également les pays influents de l’Alliance atlantique.
Ceci pour dire que l’Algérie opte pour une realpolitik dans ses relations internationales et par voie de conséquence affirme ses appartenances géographiques et définit ses aires d’intérêts communs et ses aires d’intérêts stratégiques. Elle affiche clairement ses positions de principe qui demeurent immuables depuis son indépendance, en l’occurrence sa posture déclarée de non-alignement. Tout cela n’est pas en contradiction avec sa volonté aussi bien de continuer à développer ses relations multidimentionnelles Nord-Sud que Sud-Sud.

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