ARSLAN CHIKHAOUI, EXPERT EN GÉOPOLITIQUE À LA PATRIE NEWS: « LE PRÉSIDENT POUTINE UTILISE LA STRATÉGIE DE LA MASKIROVKA »

Arslan Chikhaoui, expert en géopolitique à la Patrie news: « Le président Poutine utilise la stratégie de la maskirovka »

Propos recueillis par Soulef Biskri

La Patrie news : Le président Poutine a ordonné une opération militaire contre l’Ukraine. Est-ce le début de la guerre tant redoutée ?

Arslan Chikhaoui : Cette opération militaire est dans la logique de l’annexion du Donbass, dans le prolongement de celle de la Crimée, en 2014.

Pour ma part, je dirai, néanmoins, qu’il n’y aura pas de guerre profonde pour une multitude de raisons. Premièrement, l’Europe ne veut pas s’engager dans une guerre avec la Russie. Elle aura beaucoup à perdre.

De l’autre côté, un conflit armé avec les troupes de l’Otan aux frontières de l’Ukraine serait compliqué et couteux pour la Russie.

Il lui sera couteux également, économiquement en raison des sanctions européennes et par la perte des hommes alors même que le pays subit un réel déclin démographique ces dernières années.

On envisage certes la Russie envahir l’Ukraine jusqu’à Kiev. L’option a été d’ailleurs annoncée par les services de renseignement américains.

La Maison-Blanche a évoqué, le 12 février dernier, la possibilité d’un assaut rapide contre Kiev, la capitale ukrainienne, qui n’est qu’à quelques dizaines de kilomètres de la Biélorussie, où l’armée russe mène présentement des manœuvres.

Elle voulait inciter l’Europe à réagir et surtout justifier une présence militaire future en mer Baltique, et pouvoir contrôler aussi les pays de cette région, qui ne sont pas membres de l’Otan.

Les forces américaines, qui ont quitté l’Afghanistan, doivent être redéployées ailleurs. Le prétexte est tout trouvé.

L’envahissement de l’Ukraine est cependant un scenario hypothétique. Aller jusqu’à Kiev avec des chars, c’est possible, mais occuper tout le pays serait une autre affaire.

L’armée russe risquerait de se confronter à une guérilla, qui serait soutenue par les Occidentaux.

L’OTAN, dont l’Ukraine n’est pas membre, n’a pas la possibilité d’intervenir militairement sur place mais elle pourrait facilement soutenir une lutte armée.

Sur un plan strictement technique et selon les experts militaires, de grandes manœuvres militaires pourraient également être contrariées dans les prochaines semaines par la fonte des neiges qui recouvrent une bonne partie du pays.

Les leçons des campagnes de Russie et d’Hitler montrent que, dans ces régions, une invasion n’est possible qu’à la fin du printemps.

Sinon, les véhicules nécessaires pour conquérir l’Ukraine risquent littéralement de s’embourber.

Comme c’est le cas depuis huit ans, la guerre pourrait être contenue dans la poudrière du Donbass. Le président russe a également annoncé le déclenchement d’une « opération de maintien de la paix » dans ces deux régions.

Des troupes sont donc entrées dans les territoires séparatistes du Donetsk et Lougansk. Schématiquement, ces territoires constituent un tiers du Donbass, la région contestée, où vit une forte minorité d’Ukrainiens russophones.

Pour l’heure, une « ligne de contact » sépare l’armée ukrainienne des séparatistes. Le plan de l’armée russe pourrait consister à aller au-delà pour contrôler la totalité du Donbass.

La guerre pourrait également se poursuivre sous des formes moins conventionnelles, dans l’espace digital.

Il ne faut pas non plus oublier le scenario d’une multiplication des cyber-attaques côté russe pour accentuer la situation économique très compliquée que vit l’Ukraine, et la pousser à la faute.

Quels objectifs vise la Russie dans sa démarche belliqueuse contre l’Ukraine ?

Pour comprendre cette crise, il faut remonter jusqu’au démantèlement de l’Union Soviétique puis le démantèlement économique de la Russie durant les mandats de Gorbatchev et Boris Eltsine.

Aujourd’hui, le président Poutine veut reconstruire une muraille de sécurité stratégique aux frontières de son pays avec l’Alliance Atlantique.

Gardons à l’esprit que l’espace d’intérêt stratégique pour le président Poutine c’est l’Europe d’abord, puis l’Asie centrale essentiellement l’Iran et le levant avec focus sur la Syrie.

L’Afrique, pour ce qui nous concerne, n’est qu’une aire d’intérêt commun et non pas stratégique pour la Russie.

Dans cette optique, l’Ukraine est vue par la Russie comme un voisin, qui pourrait être membre de l’Otan et menacer par-là même directement sa sécurité.

Pour assurer sa puissance et la présence de la Russie en Europe, le président Poutine gagne des espaces perdus morceaux par morceaux.

Après avoir fait monter la tension à un niveau inédit, il la laissera retomber pour prendre possession du Donbass un peu plus tard. Au-delà, ce qui peut être important pour le président Poutine, c’est d’établir une jonction entre le Donbass et la Crimée, qui a été annexée à la Russie en 2014 en mettant à profit la révolution Orange en Ukraine.

Cela lui permettrait d’avoir le contrôle sur la mer d’Azov, une mer importante sur le plan stratégique car elle donne accès à la mer Noire.

Il ira plus en profondeur jusqu’à conquérir toute la région de Zaporizhia entre le Donbass et la Crimée, constituée de minorités russophones.

Une courte période de statu quo est à attendre avant une possible invasion totale du Donbass pour son annexion.

C’est une situation dite « ni guerre, ni paix ». Des tensions très fortes perdurent en raison de la présence des troupes russes à la frontière ukrainienne, mais ces dernières ne bougent pas et n’intentent aucune manœuvre militaire.

Dans ce scénario, la paix serait fragilisée et le conflit latent.

Dans ce statu-quo, qui ne serait envisageable qu’un certain temps pour le Kremlin, le président Poutine utilise la stratégie de la « maskirovka » (camouflage), élaborée dans les années 1990.

En clair, un régime montre une manœuvre qui en cache une autre. Dans le cas présent, le chef d’État russe se prononce en faveur des discussions diplomatiques alors même qu’il déclenche une opération militaire de « maintien de la paix » et qu’il vise la récupération Donbass.

Pendant combien de temps, le président russe pourrait-il entretenir le statuquo, en étant lui aussi mis sous pression tantôt par les sanctions infligées à son pays par les occidentaux tantôt par les offres de médiation des américains mais aussi des français et des allemands au nom de l’Europe ?

Le président Poutine n’est pas pressé. Il maintiendra le statuquo le temps qui lui est nécessaire.

Il a donné sa réponse à la médiation européenne lors de sa rencontre avec le président Macron, qu’il a considéré comme un teenager (adolescent) exactement comme il l’avait fait le président Trump.

Il a exprimé la distanciation avec lui, puis il l’a laissé derrière lui et il s’en est allé. En termes d’images, il a donné une grosse claque à l’Europe, puisque Emmanuel Macron est le président en exercice de l’Union européenne. Il a montré au vieux continent qu’il doit compter avec la Russie comme puissance militaire.

Pour revenir aux sanctions que vous évoquez, rappelons que la Russie est déjà sous embargo sur les équipements militaires, depuis un certain temps.

Les sanctions, dont parlent les Etats-Unis et les européens auront un impact davantage sur les partenaires et les alliés de la Russie que sur la Russie elle-même, car encore une fois, elles seront liées à la vente des équipements militaires.

Il y a certes un léger risque d’affaiblissement de la Russie dans ses aires d’intérêts stratégiques, que nous avons cités au début de l’interview, notamment en Asie centrale où elle soutient des conflits de faible intensité.

Admettant qu’il n’y aura pas d’offensives militaires d’envergure contre l’Ukraine, cette crise pourrait-elle exacerber des conflits en latence dans d’autres régions du monde ?

Tout-à-fait. Le développement de la situation en Ukraine va incontestablement impacter l’évolution des conflits de faible intensité dans notre région, qui est le Sahel et l’Afrique du nord, mais également au Moyen-Orient et en Asie centrale.

Est-ce que l’Algérie pourrait être touchée indirectement pas la crise ukrainienne ?

En quelque sorte, puisque l’Algérie devra exprimer une position ferme par rapport à ce conflit. Mais elle ne pourra pas le faire au détriment de la Russie, qui est un partenaire stratégique, ni contre l’Europe, avec laquelle elle a aussi des intérêts.

Je pense que l’Algérie adoptera une posture diplomatique qui ménagera les deux parties.

S.B

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *