Abdelmajid Dabbar, président de l’Association Tunisie Ecologie (ATE): «Rectifier le tir en renouant avec la mer»

Considérées comme un levier exceptionnel pour la croissance de la Tunisie, notre mer et nos ressources maritimes sont menacées, aujourd’hui, comme jamais. Réchauffement climatique, surpêche et pêche illégale, pollution au large…Ce danger devrait être affronté et dénoncé pour protéger les milliers de Tunisiens qui vivent de l’économie de la mer. selon le militant et écologiste Abdelmajid Dabbar, qui pointe du doigt le silence des autorités concernées, on a, depuis un bon moment, dépassé la phase de sensibilisation pour passer, immédiatement, à l’action pour parvenir à un avenir durable pour notre mer. Un objectif réalisable si on a le pouvoir de contrôler l’accès à nos eaux, tout en assurant le soutien aux communautés locales. Rigueur, application de la loi, respect des conventions internationales… C’est avec ces mécanismes qu’on peut redresser la barre. Interview.

Quelle est l’importance économique de la mer pour la Tunisie ?

L’importance de la mer dans la vie économique du pays n’est plus à démontrer, à tous les niveaux et dans tous les domaines. A elle seule, l’économie maritime, qui a réussi à créer plus de 360.000 emplois, participe à hauteur de 12% du PIB. Ainsi, la valeur économique de la mer n’est pas uniquement un label, puisque 70% du globe terrestre est composé de mer, qui constitue un secteur essentiel de l’économie mondiale.

Donc, théoriquement, la mer peut nous apporter des solutions durables pour l’avenir, permettant de répondre aux défis alimentaires et énergétiques, aux besoins du transport et du commerce, aux équilibres climatiques et géopolitiques… L’économie bleue et durable est, donc, un concept nouveau et prometteur qui couvre de nombreux secteurs comme la pêche, l’aquaculture, les ports, les énergies renouvelables et les technologies. C’est aussi l’équilibre entre développement économique, croissance et protection de l’environnement, qui contribue notamment à une gestion rationnelle des ressources océaniques.

Est-ce le cas en Tunisie ?

Malheureusement, dans un écosystème littoral dégradé, la donne est renversée. Après la révolution, le pays a connu un dérapage considérable, marqué par une dégradation alarmante et «galopante» des ressources halieutiques. Face à cette menace, nos décideurs et les pouvoirs publics n’ont pas bougé le petit doigt pour redresser la barre et aider la société civile dans le combat qu’elle mène depuis quelques années pour reconquérir l’espace du littoral dégradé, et ce, malgré l’existence d’un cadre réglementaire spécifique et approprié.

L’agression de notre littoral et de nos ressources, outre le changement climatique et ses effets pervers, n’épargnent aucune zone. Mais ce qui nous inquiète davantage, c’est l’immobilisme des autorités face à ce danger qui menace tout le secteur. La Tunisie risque, aujourd’hui, de perdre ses ressources maritimes à l’heure où 28% des poissons de la Méditerranée se reproduisent dans notre pays. Ce danger a pris plus d’ampleur après 2011 car, en Tunisie, on ne respecte pas le repos biologique de trois mois (juillet, août, septembre) qui, quand même, reste un mécanisme permettant la préservation et le renouvellement des ressources halieutiques. A titre d’exemple, le Golfe de Gabès, cette région fragile et peu profonde, se caractérise par l’étendue de son plateau continental et recèle des plantes qui sont les sources de nourriture des poissons ainsi que des coraux. Les poissons des profondeurs qui se multiplient dans ce golfe dont la sole, le merlan, le rouget, sont victimes de la surpêche dont le taux a dépassé les 30%. Au cours des dernières années, le Golfe de Gabès a connu une perte de plus de 20% de ses richesses halieutiques, passant de 43,5% en 1990 à 31,8% en 2000, puis à 21,23% en 2008. Malheureusement, certaines problématiques entravent l’amélioration du rendement de ce mécanisme dont la pêche anarchique, la pêche à la senne outre l’incursion de navires étrangers dans les eaux territoriales tunisiennes.

C’est pourquoi vous portez un intérêt particulier à ces thématiques ?

La protection du littoral et de l’écosystème marin, l’économie bleue durable… me tiennent tout particulièrement à cœur. Dans la situation actuelle, un intérêt particulier devrait être accordé à la diversité biologique. La protection du milieu marin en Tunisie réside dans l’interdiction de certaines techniques de pêche dangereuses pour la faune ichtyologique et pour l’écosystème en général, la délimitation des zones de pêche, la limitation de l’effort et des tailles de capture, la fixation du maillage des filets… En effet, en Tunisie, plus de 400 espèces végétales ont été recensées le long du littoral. Néanmoins, le nombre réel est estimé à environ 600 espèces. En outre, d’après les études qui ont été établies dans ce domaine, sur les 14 espèces menacées en Méditerranée, 9 sont signalées en Tunisie. Il s’agit des 3 phanérogames (Posidonia oceanica, Zostera marina, Z. noltii) et des six Phaeophyta. D’autre part, parmi les 65 espèces végétales introduites en Méditerranée, il y a 10 qui sont présentes en Tunisie: il s’agit de 7 «Rhodophycae» et 3 «Ulvophycae».

Quant à la diversité biologique de la faune marine, les inventaires récents des invertébrés marins en Tunisie sont peu nombreux et s’intéressent particulièrement aux spongiaires et aux parasites des poissons. De ce fait, les travaux scientifiques effectués montrent que les groupes animaux les plus représentés en Tunisie sont les mollusques (27%), les crustacés (15%), les poissons (13%). Il est à signaler que les espèces marines menacées et protégées vivant en Tunisie sont nombreuses et bénéficient d’un effort considérable pour leur conservation. Nous citons à titre d’exemple : les tortues de mer, les cétacés, les végétaux et les oiseaux. La société civile a déployé un grand effort pour veiller à la protection des tortues marines.

D’un autre côté, les cétacés trouvent des difficultés de plusieurs ordres dans leurs habitats naturels et la plupart sont inscrits sur des listes d’espèces menacées annexées à plusieurs conventions internationales de protection de la faune et de la flore marines et la biodiversité d’une façon générale. En Tunisie, une dizaine d’espèces ont été mentionnées, les plus rencontrées étant le grand dauphin, le dauphin bleu et blanc et le rorqual commun.

D’autres mesures sont aussi prises à l’échelle nationale telle que la création d’aires marines protégées et le renforcement des réglementations de la pêche. Parmi ces aires protégées qui sont instaurées nous citons Zembra et Zembretta, l’archipel de la Galite et les îles Knaïes.

Depuis un certain temps, vous avez plaidé pour la création d’un ministère de la Mer. Cette proposition est-elle encore d’actualité ?

L’idée de créer un ministère de la Mer n’est pas une invention tunisienne et ne date pas d’aujourd’hui. Cette idée a été longuement revendiquée depuis la fin des années 1980 par Abdelkrim Boujemaa et présentée au cours de plusieurs événements essentiellement par la lettre présentée aux 24 ministres méditerranéens de l’Environnement réunis à Tunis en 1994. Ce ministère aura comme mission : la préservation des ressources naturelles et de la biodiversité, la sécurisation de nos filières énergétiques, le développement des filières industrielles et des énergies renouvelables…

Malheureusement, certains modes de pêche abusive épuisent nos richesses en poissons et affectent irrémédiablement notre milieu halieutique. Donc, la création de ce ministère vise à utiliser des engins de pêche adéquats, réorganiser le repos biologique, le contrôle continu des hautes mers et des ports, neutraliser les barons mafieux de la pêche, gérer les aires marines protégées existantes et en créer encore de nouvelles. La création de ce ministère aura aussi pour mission de responsabiliser la Garde nationale marine pour plus de rigueur, encourager la pêche artisanale sélective, arrêter la destruction massive des ressources halieutiques comme par le «Kiss» et le chalutage dans les hauts fonds, contrôler les déversements directs dans la mer des eaux usées, éliminer progressivement la pollution industrielle dans le Golfe de Gabès et le reste des villes côtières.

Aussi est-il important de préparer des stratégies à court et long terme à l’échelle locale et régionale pour la sauvegarde de la mer, faire participer les professionnels, les scientifiques et la société civile aux débats et aux décisions… C’est, en fait, toute une biodiversité sensible qui est à préserver. Il s’agit, ainsi, d’un grand dossier qui doit réunir des experts dans chaque spécialité de la mer.

Un ministère de la Mer est aussi nécessaire pour que cette mer fermée ne soit plus une poubelle des rejets des villes et des usines implantées sur les côtes, que les multiples pollutions soient réduites et que le grand trafic maritime soit plus contrôlé.

Le constat qu’on peut faire à ce niveau, c’est que la géopolitique maritime reste toujours le parent pauvre de la politique chez nous !

Avec la suppression du poste de secrétaire d’Etat chargé de la Pêche, la forte pression exercée sur les ressources halieutiques, la destruction généralisée du milieu marin due à la pratique d’une pêche ne respectant pas les réglementations nationales, la généralisation d’une pêche illégale, non déclarée et non réglementée soutenue par des lobbies de la pêche industrielle…la durabilité de ce secteur pourrait être compromise. La goutte qui fait déborder le vase, c’est la mauvaise gestion et l’exploitation irrationnelle des ressources halieutiques. A tout cela s’ajoute la situation de nos ports, marquée par un manque, voire une absence de contrôle. Faut-il rappeler à ce niveau-là que celui qui ne contrôle pas les voies maritimes reste à court d’atouts pour maîtriser les flux et la carte du commerce international. La Tunisie se trouve, de ce fait, à la marge de l’échiquier. A ce diagnostic qui semble sombre, on ajoute le manque de moyens financiers et humains pour gérer convenablement ce secteur. Ainsi, à elle seule, la Direction générale de la pêche et de l’aquaculture ne peut pas redresser la barre pour aider le pays à renouer avec sa vocation maritime, avec des opérateurs qui gèrent le secteur dans l’hinterland du port (l’arrière-pays) et le modèle économique actuel un peu trop protectionniste qui ne favorise pas le développement de ce secteur. A mon avis, après une histoire peu reluisante en matière maritime, il convient de rectifier le tir en renouant avec la mer.

A-t-on vraiment les moyens de ces ambitions ?

Tant qu’il n’y a pas de vision globale pour l’économie nationale, ni de visibilité en termes de projets de développement et tant que les investissements dans le domaine maritime ne sont pas bien définis, je pense que nous ne pouvons pas parler d’économie de la mer. Ce secteur nécessite la mise en place d’une infrastructure portuaire et logistique et bien évidemment de dépenser des milliards de dinars car l’économie de la mer revêt, également, une certaine dimension marketing qui mise sur la qualité de l’infrastructure existante. Or, tel n’est pas le cas de la Tunisie actuellement. Contrairement à d’autres pays similaires, à l’instar du Maroc et de l’Egypte, qui se vantent de leur positionnement si confortable, la Tunisie a vu son infrastructure portuaire et logistique se dégrader gravement, ces dernières années.

Malheureusement, dans l’état actuel des choses, on ne cesse d’entendre de pseudo-slogans, il faut concrétiser les engagements pris. C’est pourquoi on doit éviter de perdre plus du temps dans la sensibilisation et mieux nous concentrer sur les mesures et les actions qu’on doit entamer pour sauver notre mer.

A cet égard, le secteur halieutique, qui contribue à lui seul à hauteur de 13% des exportations agricoles, mérite des mesures efficaces pour arrêter la violation des règles de la pêche, les menaces d’extinction de certaines espèces de poissons, la présence des chalutiers non immatriculés sur nos mers… Le pays ne dispose pas non plus de marché aux poissons répondant aux normes ni de laboratoire d’analyses. Pour sauver ce secteur sinistré, un chantier énorme devrait être entamé. Le tout est possible si la volonté politique de le faire se manifeste…Rigueur, application de la loi, respect des conventions internationales…C’est à partir de ces notions que la vraie bataille commence.

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